Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
P

poétique et poésie (suite)

Mais l’invention du mot n’est pas toujours possible. Le matériel linguistique, contrairement à celui de la musique ou de la peinture, n’est guère variable, et c’est pourquoi le poète, comme Reverdy, se trouve démuni : « Il me manque les mots que les autres ont pris. » Il n’est pas toujours vrai qu’« à chaque emploi du mot le mot se renouvelle » (R. Jakobson). Et même si les mots pain et vin n’avaient jamais été dits, ils seraient encore loin d’être le pain et le vin. Il est bien vrai, comme le dit Georges Ribemont-Dessaignes, qu’« on ne mange pas le mot pain, qu’on ne boit pas le mot vin ». Il relève d’un code finalement fictif et dérisoire. Le mot ne devient ce qu’il nomme qu’au prix d’un pari incroyable que le poète s’efforce de tenir à tout instant : « Confondons, confondons sans vergogne la Seine et le livre qu’elle doit devenir » (F. Ponge).

Le poète né cherche pas à raconter une histoire comme le romancier, à exposer des idées, à présenter des faits. Aux prises avec le langage décollé de la réalité, il éprouve chacun de ses textes comme un déchet qui n’a plus aucune commune mesure avec l’impulsion première qui l’a porté à écrire ce texte. Son discours défaillant reporte son projet initial dans un livre à venir qui ne vient toujours pas. Devant son impuissance à rendre le trop-plein du vécu, le poète préfère parfois se taire, comme Rimbaud, ou continue d’écrire dans un « entretien infini ». M. Blanchot, se vouant à la négativité de l’écriture, avoue : « Je ne peux pas cesser de ne pas écrire. » L’échec est le lot du poète : « Ce n’est pas sous cette forme-là que je pouvais dire ce que je croyais avoir à dire, ce que j’aurais tant aimé dire ; sous cette forme-là, je ne pouvais dire que ce que je n’avais pas à dire, que j’aurais tant aimé ne jamais dire » (Reverdy).

Pourtant, le poète n’accepte pas la faiblesse inhérente à son projet : « Il est nécessaire d’agir dès l’instant où l’on ne peut sauter ni demeurer étendu » (G. Bataille). Après l’anéantissement passager du poète, écrasé par l’étendue du poétique insaisissable, vient la volonté de pourtant poursuivre son dessein, d’être « une parole qui (tente) d’avancer à la vitesse de la pensée » (H. Michaux), d’être « prompt comme la vie » avec des « mots au service de l’irisation spirituelle qui est dans la lumière du jour » (J. Bousquet). Tout poème veut être action même si son auteur est conscient des limites de cette action. S’il ne peut agir directement, il reste cependant l’indicateur le plus sûr, le repère fondamental pour que le poétique ne se dissipe pas dans le vague de l’informulation. L’engagement premier du poète est, comme le recommande Francis Ponge, de « redonner force et tenue au langage », mais dans le dessein d’obtenir un outil toujours plus efficace pour « travailler » les « corps vivants » (H. Michaux), de manière qu’ils puissent « intervenir ». C’est pourquoi la poésie doit être inscrite dans une action plus vaste qui la contient : « La poésie qui n’est pas engagée dans une expérience dépassant la poésie (et distincte d’elle) n’est pas le mouvement, mais le résidu laissé par l’agitation » (G. Bataille).

Mais le poète n’est pas toujours attaché à la difficulté d’écrire. Il la résout dans l’oubli des mots, qui alors se forment et s’assemblent d’eux-mêmes : ils « font l’amour », pour reprendre une expression de Breton. Ils produisent des images dans lesquelles ils proposent une réalité jamais vue, toutes les combinaisons étant possibles depuis que Lautréamont a pu dire : « Beau comme [...] la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. » Dans l’image, il n’est plus de contraintes ; la liberté peut s’exercer sans entraves. Toute poétique est brisée, laissant la place libre au poétique, à la création non dirigée. L’image a, en outre, la faculté d’autoriser la pluralité des sens. À l’exemple de l’œuvre plastique, elle a, comme le signale Paul Klee, « l’avantage de pouvoir abondamment varier l’ordre de la lecture », et le lecteur peut « prendre ainsi conscience de la multiplicité de ses significations ». Elle maintient l’ambiguïté inhérente au poème qui s’achemine dans les labyrinthes d’une réalité multiple, à la recherche de sa propre logique. Le poème risque d’avancer par instants, par éclats une proposition provisoire qui, ultérieurement, pourra devenir réelle puisque « l’imaginaire est ce qui tend à devenir réel » (Breton).

Depuis que Rimbaud a familièrement assis la beauté sur ses genoux, le poète cherche moins à produire un objet beau, à correspondre à des critères esthétiques (à une poétique) qu’à canaliser le poétique en établissant un rapport privilégié entre le vivre et l’écrire, entre le poétique et la poésie. Responsable, il ne peut plus se désintéresser des effets produits : « La véritable fécondité du poète ne consiste pas dans le nombre de ses vers, mais bien plutôt dans l’étendue de leurs effets » (P. Valéry). Il va plus loin encore : il se fait le critique de sa propre production et souvent même poète de la critique (cf. Pour un Malherbe de Francis Ponge). L’œuvre réfléchie entraîne une mise en question permanente de l’œuvre en train de se faire, et le poète prend ainsi une distance par rapport à elle, distance qu’il maintient le plus souvent grâce à l’humour, quand ce n’est pas de la dérision que l’on trouve, même chez un lyrique comme Saint-John Perse*. Le poète n’est plus dupe ; il interdit à son œuvre d’être le lieu privilégié de l’évasion. Il la veut consciente non seulement des mots, mais encore du monde et des hommes, et cherche à provoquer, persuadé, comme René Char*, que « ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience ». Quand bien même la poésie ne fait que déranger, son action n’aura pas été vaine.

Poésie et poétique sont deux modes d’être dans le monde qui interfèrent dans le poème avec une fulgurance qui peut parfois les faire se recouvrir. Privée de poétique, réduite à une poétique toujours arbitraire, la poésie ne peut pas exister en tant que telle. Mais, sans la poésie, le poétique se perd dans l’évanescence, écrasé par la gangue du quotidien utilitaire, non encore transfiguré. Le poète s’efforce de se trouver à mi-distance entre ces deux pôles identiques, séparés, qu’il cherche à réconcilier dans le poème, ne serait-ce que l’espace d’un instant, tout en maintenant l’ambivalence, la plurivalence inhérente à sa fonction, puisque celle-ci a pour mission de rendre compte de la réalité multiple. Il n’oublie pas que, « si le poème certes est fait de mots, ces mots, eux ne sont pas faits seulement de lettres, mais de l’être » (G. E. Clancier). C’est ainsi que la poésie, qui est avant tout langage, peut rester liée au monde, à tout ce qui en lui risque d’être poétique ou de le devenir grâce au poème, porte-parole des aspirations irraisonnées, parfois déraisonnables des hommes, porte-flambeau de leurs espoirs, drapeau en berne de leurs désillusions.

M. B.