Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
P

poétique et poésie (suite)

Dans ces conditions, la poésie n’est plus tournée vers le passé, avec pour ressort essentiel la nostalgie ; elle n’est plus orientée par un langage passé au crible d’une poétique. Elle entame l’avenir, l’avenir de l’homme, l’avenir des mots. À la limite, elle est prophétique. Elle ne veut plus subir le monde, mais le former, le transformer : « Écrire, c’est plus que connaître analytiquement : c’est refaire » (F. Ponge). L’imagination, le pouvoir de se représenter ce qui n’est pas, prend l’initiative : « L’être humain est un être qui imagine, et après, peut-être, il pense [...] Il ne peut se contenter du réel, il le transforme [...] » (G. Bachelard). Le poème n’est plus une fin en soi, mais un moyen pour aboutir à cette transformation. « Il ne s’agit plus, c’est aujourd’hui un fait acquis, d’émouvoir par l’exposé plus ou moins pathétique d’un fait divers » (Reverdy). Au même titre que les sciences, la poésie se veut un moyen de prospection pour élucider « les mystères au milieu desquels noire existence étouffe » (Lautréamont).

Transformer le monde, certes, mais aussi se transformer : « Je est un autre » (Rimbaud) que le poème permet de découvrir : « Le poème révèle ce que nous sommes et nous invite à être ce que nous sommes » (O. Paz). En effet, nous ne sommes pas au monde, et le poète s’efforce d’y naître par l’intermédiaire de l’écriture, qui annonce ce qu’il pourrait être. Une interaction s’établit entre le poète et le poème, qui se modifient mutuellement, se soutiennent, s’élaborent dans une métamorphose permanente.

Se changer, mais aussi changer les autres, en l’occurrence le lecteur. Le lecteur indispensable doit s’introduire dans le cycle poétique : « Poète et lecteur sont deux moments d’une même réalité s’alternant sur un mode qu’il n’est pas inexact d’appeler cyclique. Leur rotation engendre l’étincelle, la poésie » (O. Paz). Sans le lecteur, la poésie reste lettre morte. Le lecteur lui donne vie et devient en même temps poète si tant est qu’il veuille bien lire le poème avec l’attention qu’il mérite, s’appropriant l’écrit en l’éprouvant, en l’approuvant exhaustivement.

La poésie, si proche du poétique, de ce qui est création, peut, à la limite, être délaissée provisoirement. Le poème n’est plus nécessaire quand la vie — la succession des instants — est envisagée comme une création permanente. Les surréalistes, à leurs débuts, ont annulé le poème pour se consacrer exclusivement à l’art de vivre. La littérature ne pouvait être qu’un succédané de la vie. Jacques Vaché, qui eut sur André Breton* une influence fondamentale, n’a rien écrit, sinon quelques lettres. Mais il a été au plus haut point un homme qui « devient tout à la fois celui qui façonne poétiquement sa vie propre et celui qui la contemple comme une œuvre d’art » (G. Lukács).

Mais le poétique, si fugitif, encore incréé durablement, est invivable, et ceux qui lui ont accordé plus d’importance qu’à la poésie n’ont pas trouvé d’autre solution que le suicide (J. Vaché, R. Crevel), la folie (Nerval, Hölderlin) ou le silence (Rimbaud). Même si elle n’est que de la littérature, la poésie est un moyen privilégié pour maintenir le chancelant poétique, pour le conquérir par la force des mots à défaut de pouvoir l’exprimer par le plaisir de vivre. Elle permet de fixer l’instantané poétique au risque de le détruire dans cet arrêt ou de le manquer à cause de la faiblesse des moyens d’expression.

C’est pourquoi le poète en quête de poétique cherche toujours à s’approprier de nouvelles techniques. Rimbaud veut « inventer [...] de nouvelles langues ». Lautréamont est à la recherche d’une « poétique future ». Ce qui ne veut pas dire que la poétique recouvre le poétique en vue de l’exprimer. Mais l’un et l’autre se retrouvent dans le poème comme s’ils n’avaient jamais été séparés. L’art et la vie deviennent une seule et même chose de manière à obtenir « l’art par et pour la vie, la vie pour et par l’art » (Reverdy).

C’est ainsi que le langage devient une arme. Le poète s’efforce de trouver un « langage qui coupe la respiration, qui racle, raille, tranche. Une armée de sabres. Un langage de lames exactes [...] poignards infatigables, éclatants, méthodiques » (O. Paz). Il en fait un « scalpel de l’analyse » (Lautréamont) pour disséquer le monde, le donner à voir, en annoncer un autre.

Pour acquérir un pareil langage, il reconsidère en premier lieu les mots. Il ne peut promouvoir un monde nouveau avec des mots usés qui ont perdu toute signification. Le sens premier de ces mots doit être retrouvé pour produire ce que Reverdy appelle un « effet effervescent », provoquant sur le lecteur un choc. Pour ce faire, le poète doit suivre le conseil de Raymond Roussel : « Toujours les [mots] prendre dans un sens autre que celui qui se présentait d’abord » ; oublier le sens commun déformé par l’usage pour retrouver celui qui s’écarte le moins possible de ce qu’il nomme.

En attendant cette réformation des mots, qu’il ne peut conquérir d’emblée, le poète éprouve un manque devant ce qui est à dire, et le résultat de ses investigations verbales pour poétiser le monde — non pas pour le rendre plus beau, mais pour le créer véritablement — se trouve toujours en deçà de ce qui est, en fin de compte « indisable » (Flaubert) : « Tout ce que j’écris n’est pas créé, ne participe pas de la création, à la face d’un pis-aller : c’est fait de bric et de broc, mais nécessité et toujours à défaut d’autre chose [...] » (A. Artaud). Le poème, effectivement, doit être inévitable. Or, le plus souvent, le savoir-faire se fait sentir, et l’effort visible annule sa portée poétique. Le poème devient exercice de style, application d’une poétique ; le poète éprouve le sentiment du déjà fait, du déjà dit et désespère de ne pouvoir parler ce qui est à dire. Il conviendrait qu’il travaillât, en premier lieu, à l’oubli de tout ce qu’il put attendre pour se contenter de savoir sans passer par le paravent — tamis de la culture qui véhicule les idées et les mots tout faits. Il lui faudrait se refaire un dictionnaire, car les mots qu’il utilise sont mutilés : il ne fait que les mutiler davantage. Il lui faudrait à chaque fois inventer leur signification, au moins présenter le mot à la manière de Kafka* : « Allons donc, le mot, je ne le vois pas du tout, je l’invente. »