Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Poe (Edgar Allan) (suite)

Poe a dix-huit ans et n’a rien dans les poches ; il publie alors anonymement une plaquette de vers romantiques, Tamerlane and Other Poems. « Je suis jeune, écrit-il, et je suis irrémédiablement poète. » Selon lui, il aurait alors gagné la Grèce pour y combattre « à la Byron » pour la liberté. Les biographes, dont Baudelaire, ont cru ce mystificateur. En réalité, en 1827, Poe s’engage comme soldat dans l’armée fédérale sous le nom d’Edgar A. Perry. Il est cantonné en Caroline du Nord, exactement où il situera l’action du Scarabée d’or. Distingué par ses supérieurs, il entre à West Point, dont il est exclu en 1831. L’orphelin chassé se réfugie chez une sœur de son vrai père, Maria Clemm, qu’il appellera toujours « maman » et dont il épousera en 1836 la fille Virginia. Son second recueil de poèmes, Al Aaraaf, n’a pas eu de succès. Poe vit très pauvrement, dans un garni de Baltimore.

Un journal local offrant un prix de 100 dollars pour une nouvelle, Poe, aux abois, envoie six textes et gagne le prix pour Manuscrit trouvé dans une bouteille (1833). Puis il devient directeur d’une revue de Richmond, The Southern Literary Messenger. « J’ai une belle perspective de succès », écrit-il. Mais, pris d’une crise d’éthylisme, il déserte en plein succès (1837). Sa vie connaît désormais ce rythme cyclothymique. Il dirige successivement le Burton’s Gentleman’s Magazine, puis le Graham’s Magazine à Philadelphie, et le Broadway Journal à New York. Il réussit toujours, mais doit chaque fois s’en aller à la suite d’une crise d’alcoolisme. Il n’est pas un solitaire, comme le prétend Baudelaire. Rédacteur en chef, journaliste lancé, il fréquente les salons de Richmond, de Philadelphie, de New York. Il affiche, comme le Sud, des idées de droite, contre la démocratie nordiste (Dialogue avec une momie). Va son art, imité du gothique européen, reflète les goûts de l’aristocratie sudiste. Ce qui n’empêche pas Poe de discuter avec Dickens*, en 1842, d’un projet de copyright international pour protéger la jeune littérature américaine. Il peut paraître surprenant qu’un esthétisme décadent, imité de l’Europe, soit aux origines de la jeune littérature américaine. Cela s’explique par la présence d’une vieille société coloniale au cœur de la nouvelle nation. Pour plaire à son public, Poe doit transposer et « faire Européen » : il transpose un fait divers new-yorkais, l’affaire Mary Rogers, en le Mystère de Marie Rogêt de Paris. Mais ce goût du déguisement, du « gothique » correspond aussi à son tempérament, comme sa préférence pour la nouvelle trahit son sens de journaliste.

Reporter, chroniqueur, journaliste, Poe ne sait pas faire de roman. Après l’échec du roman Gordon Pym (1838), il renonce à Julius Rodman. Il est homme de conte, épris de rapidité : « Les hommes d’aujourd’hui, écrit-il, ont besoin de choses brèves, courtes, bien digérées, en un mot de journalisme au lieu de dissertations. » La plupart de ses contes ont d’abord été publiés comme des comptes rendus réels d’expériences scientifiques : Révélation magnétique et le Cas de M. Valdemar. Le 13 avril 1844, le New York Sun apparaît avec d’énormes manchettes : « Étonnantes nouvelles ! L’Atlantique traversé en trois jours par une machine volante ! » C’est le Canard au ballon, une farce de Poe. Fasciné comme tous ses contemporains par les phénomènes électriques et magnétiques, par les sciences à la limite de la physique et du spiritisme, Poe traite de la phrénologie, des tables tournantes, de la cryptographie, de la médecine, de l’astrologie et rassemble dans le Mille Deuxième Conte de Schéhérazade toutes les merveilles du monde moderne. Il aime étonner, truffer ses textes de citations savantes, de mots rares. Ce goût de la sensation le pousse même à démonter ses propres effets. En 1845, le poème le Corbeau connaît un succès sans précédent, et son refrain, « Never-more » (jamais plus), inspire déjà acteurs et peintres. Mais Poe démontre dans la Genèse d’un poème que le Corbeau résulte non pas d’une inspiration géniale, mais d’une construction consciente à partir de certains effets de voyelles. « Pour moi, écrit-il, la première des considérations est celle d’un effet à produire. » La forme devient l’essentiel, art poétique qui séduira Mallarmé, puis Valéry, parce que définissant l’art comme la conscience de l’adéquation parfaite de la rhétorique et de la volonté. S’avouant « ingénieur littéraire », Poe est effectivement un poète rhétoricien dont les vers ont, comme dans le Corbeau et dans Annabel Lee, la perfection d’une belle mécanique, d’une boîte à musique assez artificielle.

Chez lui, le journaliste se double d’un enquêteur. Dans le Mystère de Marie Rogêt ou dans le Joueur d’échecs de Maelzel, Poe élucide des « affaires » célèbres. Cela le conduit à devenir l’inventeur du roman policier* dans ce qu’il appelle des « contes de ratiocination » : la Lettre volée, Double Assassinat dans la rue Morgue ou le Scarabée d’or. Dans ces contes, selon un procédé repris plus tard par Conan Doyle et Agatha Christie, l’auteur commence à accumuler les énigmes. Ni le public, ni le lecteur ne comprennent plus. Mais Dupin, détective privé, démontre que l’invraisemblance même du crime de la rue Morgue dicte la seule solution possible : le crime n’est pas l’œuvre d’un homme. Le détective n’a plus alors qu’à encaisser les bénéfices.

Pionnier de la science-fiction et du roman policier, Poe trouve à ces exercices de brio intellectuel un plaisir qui le rassure. Cette maîtrise dans le crime, on la retrouve dans la Barrique d’Amontillado et dans Hop-Frog, où l’auteur trouve dans la virtuosité l’oubli de sa propre névrose. Mais Poe est aux abois. Ses soucis financiers, ses fugues, son alcoolisme expriment une névrose qui inspire des contes de terreur. Publiées d’abord en feuilletons, puis en volumes dans Tales of the Grotesque and Arabesque (1840) et dans The Prose Romances of Edgar Poe (1843), ses meilleures nouvelles sont inspirées des romans gothiques anglais. Le conte de terreur est au cœur du romantisme anglais. Le héros est isolé dans une atmosphère angoissante (la Chute de la maison Usher ou le Puits et le pendule), qui crée un envoûtement, un suspens. Mais, au contraire des romanciers gothiques, Poe ne cherche pas à faire croire à la réalité de ce monde, qu’il présente comme « psychologique ». Baudelaire eut tort de parler d’« histoires extraordinaires ». Il n’y a pas de fantôme chez Poe. C’est un simple détail, l’éclat d’un sourire, l’œil d’un vieillard, une tache blanche sur un chat noir, qui prend peu à peu, pour l’esprit malade du héros, une signification anormale. Le héros charge l’objet d’une signification terrifiante et se perd lui-même (le Chat noir, le Cœur révélateur). Le conte de Poe est le contraire du conte de terreur classique : au lieu de jeter un individu normal dans un monde inquiétant, l’auteur jette un individu inquiétant dans un monde normal. C’est la névrose qui déclenche l’horreur : absorbé par les dents de sa femme, Ægus descendra dans la tombe arracher au cadavre ses trente-deux dents (Bérénice).