Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Platon (suite)

À ce retour, on sait que la naissance de la physique mathématique est liée ; dans son Dialogue sur les deux plus grands systèmes du monde, Galilée* rejette l’aristotélisme et lie au platonisme l’avenir de la science. En même temps, toutes les littératures et bientôt tous les salons accueillent l’amour platonique. Il y a au musée de Philadelphie un tableau de Cranach l’Ancien où l’on voit l’Amour retirer le bandeau qui l’aveuglait : sous ses pieds, un volume sur la tranche duquel on peut lire Platonis opera.

Platonov (Andreï Platonovitch Klimentov, dit)

Écrivain russe (Voronej 1899 - Moscou 1951).


Fils d’un ajusteur, Andreï Platonov est né et a été élevé dans les faubourgs de Voronej. Il commence à travailler à quatorze ans. Au moment de la révolution, il est mécanicien dans un dépôt de locomotives. Tout en continuant à travailler, il commence alors des études d’ingénieur, interrompues par la guerre civile (à laquelle il prend part dans les rangs de l’armée rouge), puis reprises et achevées entre 1921 et 1924. Membre actif du Proletkoult de Voronej, il joue un rôle important dans la vie culturelle de sa ville natale pendant les années de la révolution : il participe à de nombreux débats publics, publie dans la presse locale des vers (qui forment en 1922 le recueil Goloubaïa gloubina, [Profondeur bleue]) et des études inspirées par la révolution (l’une d’elles, Elektrofikatsia [Électrification], est publiée en 1921 sous forme de brochure). De 1924 à 1927, son métier d’ingénieur agronome et d’électricien chargé de l’irrigation et de l’électrification des campagnes le met en contact étroit avec les masses rurales, ébranlées par la révolution. En 1927, le succès de son premier recueil de nouvelles, Epifanskie chliouzy (les Écluses d’Épiphane), lui ouvre pour quelques années les portes des maisons d’éditions et des rédactions : il publie successivement deux recueils, Lougovyïe mastera (les Maîtres artisans des prés, 1928) et Proiskhojdenie mastera (les Origines d’un maître, 1929) et, séparément, plusieurs récits, dont les plus importants sont Ousomnivchissia Makar (Macaire pris de doute, 1929) et Vprok (En réserve, 1931).

Ses récits prolongent ses réflexions de philosophe autodidacte éveillé par la révolution, dans laquelle il voit une réalisation des fins dernières de l’humanité. La fiction est la forme que prend naturellement chez lui une pensée non livresque, cherchant à rester en contact étroit avec l’expérience et les besoins vitaux du travailleur manuel, de l’homme qui pense son existence à travers le travail de ses mains ou des machines qui les prolongent. Les principaux récits de Platonov mettent en scène un homme du peuple, artisan, ouvrier, paysan, technicien, poursuivant à travers une campagne russe bouleversée et dévastée par la guerre civile (et plus tard par la collectivisation), une quête dans laquelle la contemplation et l’action, la réflexion et le rêve vont constamment de pair (d’où parfois, malgré le réalisme souvent cru des détails, une impression d’irréalité). Cet entrelacement constant des différents plans de l’existence se traduit par un langage où le concret et l’abstrait échangent métaphoriquement leurs fonctions, les noms de choses concrètes donnant aux idées le relief de la matière, tandis que les clichés abstraits reprennent vie au contact des situations et des objets matériels auxquels ils sont appliqués. Les effets que Platonov tire de ce langage sont tantôt poétiques, tantôt humoristiques, avec souvent une note pathétique par le sentiment qu’ils nous donnent d’une parole en gestation, cherchant à vaincre l’obstacle de l’ignorance et de l’inculture.

La source du comique de Platonov (et en particulier de son comique verbal) est dans les deux écueils entre lesquels cheminent ses héros : celui de l’ignorance, qui transforme l’idéal communiste en sa caricature (ainsi dans le roman Tchevengour [les Herbes folles de Tchevengour], écrit entre 1926 et 1929, ou dans le récit Vprok), et, beaucoup plus dangereux, celui du savoir abstrait, qui transforme le travailleur manuel en organisateur et en dirigeant, parlant et pensant au nom et à la place du prolétariat. Ce thème satirique de la bureaucratie, peinte comme une déviation fatale de l’énergie révolutionnaire, apparaît dès 1926 dans le récit « Gorod Gradov » (« la Ville de Villegrad » dans Episfanskie chliouzy), puis en 1929 dans Gosoudarstvenny jitel (l’Habitant d’État) et dans Oussomnivchissia Makar.

L’humour et la satire recouvrent cependant chez Platonov une vision tragique de la vie, déjà sensible dans le récit auquel le recueil Epifanskie chliouzy doit son titre : le héros en est un ingénieur anglais chargé par Pierre le Grand de relier l’Oka au Don par un canal et dont le projet s’enlise dans un milieu naturel et humain hostile, qui lui réserve une fin atroce. Dans le roman Tchevengour, qui montre un Don Quichotte communiste tentant d’instaurer le paradis sur terre, et dans le long récit Kotlovan (la Fosse), écrit vers 1930, qui nous présente une image saisissante de la campagne russe dépeuplée et affamée par la collectivisation, le thème de la révolution comme quête de l’absolu débouche sur une vision tragique de l’échec, liée à l’image d’une nature fondamentalement hostile à l’homme. Ce thème est incarné par l’image du désert dans le récit Djann (1934-1936), qui met en scène un jeune chef communiste d’Asie centrale tentant d’arracher son peuple à un destin hostile. L’art de Platonov évolue ici vers une sorte de symbolisme épique qui transfigure la réalité historico-sociale en mythe ou en légende.

L’originalité irréductible du langage, l’ambiguïté d’une vision du monde qui oscille entre le grotesque et le pathétique, l’humour et le tragique, la méditation profonde qui, à travers une réflexion sur la révolution, porte sur le sens de la vie, tout cela rend l’œuvre de Platonov profondément étrangère aux canons du réalisme socialiste. Dès 1929, le roman Tchevengour, dont le début a paru en 1928 sous le titre de Proïskhojdenie mastera, est interdit. Mais ce sont les récits satiriques qui déclenchent la persécution : la même année, la publication du récit Ousomnivchissia Makar dans la revue Oktiarbr vaut à son rédacteur intérimaire, Fadeïev*, une semonce de Staline. En 1931, la revue Krasnaïa Nov ayant publié par inadvertance le récit Vprok (En réserve), son comité de rédaction doit faire son autocritique, et Fadeïev, son rédacteur en chef, dénonce en Platonov un « agent koulak ». Jusqu’en 1941, Platonov ne peut publier sous son nom qu’un mince recueil de récits Reka Potoudagne (la Rivière Potoudagne, 1937) : les récits Kotlovan et Djann, ses chefs-d’œuvre, ainsi que plusieurs pièces de théâtre (notamment Tchetyrnadtsat krasnykh izbouchek [les Quatorze Izbas rouges]) ne paraîtront qu’après sa mort ; les comptes rendus et les études critiques qu’il publie dans la revue Literatourny kritik doivent être signés d’un pseudonyme. Sa situation s’améliore en 1941, lorsque, mobilisé comme correspondant de guerre, il peut faire paraître plusieurs recueils de récits de guerre (Rasskazy o rodine [Récits sur la patrie, 1943] ; Tcherez rekou [De l’autre côté de la rivière, 1944] ; V storonou zakata solntsa [Du côté du couchant, 1945] ; Soldatskoïe serdtse [Cœur de soldat, 1946]). Pourtant, en 1946, la publication du récit Semia Ivanova (la Famille d’Ivanov), où il décrit sans complaisance le difficile retour d’un soldat dans sa famille, attire de nouveau sur lui les foudres de la critique orthodoxe et fait de lui jusqu’à sa mort, en 1951, un écrivain proscrit. La réhabilitai ion posthume de son œuvre, après 1958, se traduit par la parution de plusieurs recueils, dont restent cependant exclues les œuvres les plus fortes et les plus caractéristiques, dont quelques-unes ont récemment vu le jour en Occident.

M. A.

 R. Sliwowski, « La jeunesse d’un maître, Andrej Platonov » dans l’Ancien et le nouveau (en polonais, Varsovie, 1967).