Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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plain-chant (suite)

Les pièces de l’ancien répertoire, c’est-à-dire les antiennes et les répons, suivaient des règles de composition plus souples, puisque le « compositeur » avait toute latitude pour abréger ou au contraire allonger son texte de façon à obtenir des périodes équilibrées qui s’adaptent parfaitement à la coupe du « timbre » mélodique choisi. La composition du plain-chant ressemble moins à la composition musicale proprement dite, qui relève de l’imagination créatrice, qu’à l’application à des textes nouveaux de timbres mélodiques préexistants ou à une centonisation de formules et à la réutilisation d’incises, procédés qui appartiennent surtout aux répertoires transmis par voie orale.

L’utilisation de formules d’intonation, de liaison ou de cadence engendrerait rapidement la monotonie, si la modalité n’apportait à la composition un élément de constante variété. Depuis le Moyen Âge, les théoriciens ont cherché à percer le secret de la composition modale du plain-chant par une analyse sommaire de quelques pièces du répertoire, mais en restant solidaires des doctrines d’école qui cherchaient à rattacher les « modes » grégoriens aux « pseudo-modes » grecs de l’Antiquité. Les théoriciens modernes, par contre, ont fait porter l’analyse sur le « fonds primitif » de l’antiphonaire et du graduel et non sur les compositions plus récentes — offices versifiés, tropes, séquences — et ils ont cherché à dégager les éléments constitutifs de la modalité grâce à une patiente analyse de l’architecture de la psalmodie simple de l’office et de la psalmodie ornée des répons et des traits. Pour une meilleure appréciation de la modalité du plain-chant, il est utile d’évoquer, pour créer un contraste, les mélodies du chant vieux-romain et de l’ambrosien composées sur les mêmes textes que les pièces grégoriennes étudiées. En définitive, la modalité du plain-chant grégorien pourrait être présentée comme un choix parmi les moyens d’expression très variés qui mettent en évidence la relation entre tonique (finale) et dominante. Ce choix du compositeur explique pourquoi la modalité d’une pièce ressort à l’analyse comme « très affirmée » ou au contraire « voilée » ou encore « équivoque », dans les cas — par exemple — où la fin de la pièce, grâce à une modulation interne, s’achève dans un mode différent de celui du début.

Dans le système diatonique occidental, on compte habituellement huit modes, car, d’après la constitution formelle de la psalmodie sur laquelle a été décalquée la morphologie des antiennes et des répons, on n’utilise que huit « modes » de relation tonique-dominante. Au Moyen Âge, les théoriciens, par suite d’observations qui se concentraient uniquement sur la finale, admettaient l’existence de quatre modes, puisqu’il n’y a que quatre finales possibles en plain-chant (ré, mi, fa, ou sol, ou leur transposition), modes qui en fonction de l’ambitus de la pièce se subdivisent en deux parties, une pour les chants qui se développent dans l’aigu (authente) et une pour les chants placés dans le grave (plagale).

La nature des relations entre rythme et modalité n’a pas encore été approfondie par les chercheurs, du fait surtout que le rythme originel, transmis par tradition orale, ne peut être reconstitué de manière précise. Il est cependant raisonnable d’estimer que, pour les pièces en prose, le débit de la mélodie se modelait sur le rythme oratoire de la période latine, avec une hiérarchie de pauses plus ou moins importantes établies d’après la ponctuation du texte (Micrologus, xv, de Gui d’Arrezzo [v. 990 - v. 1050]). En outre, de la comparaison des plus anciens manuscrits notés de centres célèbres tels que Saint-Gall, Chartres, Laon et Bénévent — reproduits en fac-similé dans la Paléographie musicale —, il résulte que certaines notes ou groupes de notes étaient plus allongés que d’autres : pour les partisans du rythme oratoire, il ne s’agit là que de simples nuances destinées à indiquer un appui sur la première note d’un groupe ascendant ou à souligner la mélodie d’un mot important du texte. Pour les mensuralistes, le rythme de la mélodie est calqué sur la métrique, et les signes d’allongement des manuscrits indiquent les notes longues, en particulier dans les mélismes sans texte. Mais combien de divergences dans la transcription d’une même pièce grégorienne par les différents mensuralistes ! Ces transcriptions n’ont d’ailleurs qu’un but théorique, car dans la pratique chorale les plus illustres mensuralistes, tel Peter Wagner en Suisse ou Amédée Gastoué (1873-1943) en France, faisaient chanter leur schola en rythme libre, toutes notes égales.

S’il est impossible de suivre une évolution quelconque de la conception du rythme à travers le Moyen Âge, nous disposons au contraire, pour l’histoire de la modalité, de sources assez nombreuses : les premières analyses du plain-chant nous sont révélées par des tonaires du début du ixe s., donc antérieurs à l’invention de la notation musicale. Il en ressort que l’essence de la modalité ne doit pas être recherchée dans l’ambitus de la pièce, comme l’affirmeront les doctrines postérieures, notamment au xiie s. À cette époque de rationalisation des théories, on établit que l’octave modale, déterminée par sa finale, se subdivise en quarte et quinte : la quinte au-dessus de la finale trace la limite d’ambitus commun à la partie authente (aiguë) et à la partie plagale (grave) du mode : la partie authente est prolongée vers l’aigu d’une quarte conjointe, tandis que la partie plagale se prolonge d’une quarte sous la finale. Ainsi, par exemple, pour les deux premiers et les deux derniers modes :

Cette conception élaborée de la modalité a exercé une influence décisive sur la composition : il suffit d’examiner les mélodies des tropes et des offices versifiés des xiie et xiiie s. pour constater que les pièces en question — habituellement rangées selon l’ordre numérique de leur mode (1re antienne du 1er ton, 2e antienne du 2e ton, etc.) — utilisent à plein toute la « palette » du mode telle que les théoriciens la définissent. C’est d’ailleurs à cette époque que l’on décèle, dans le plain-chant comme dans la musique profane, une préférence des compositeurs pour le mode de fa, préférence qui achemine la composition musicale vers la tonalité majeure.