Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
P

Pirandello (Luigi) (suite)

Le théâtre


Les pièces « dérivées » de l’œuvre narrative

Ces pièces ne sont qu’exceptionnellement tirées de récits mettant déjà en jeu une thématique ou des structures du double ; et, même dans ce cas, elles sont loin d’exploiter toutes les figures du double que comptent les textes dont elles sont dérivées. Alors que dans ces récits le narrateur se contentait en quelque sorte de transcrire les structures doubles déjà inscrites dans le réel, ici c’est le discours théâtral lui-même qui fonctionne comme dédoublement « logique » du réel. Dédoublement qui consiste, la plupart du temps, à nier purement et simplement le fait accompli ; bref, à lui substituer un fait de langage, sur lequel les grands logiciens que sont les héros pirandelliens peuvent intervenir à volonté. Si neuf fois sur dix ce fait accompli est un adultère ou une paternité illégitime, c’est qu’à travers les structures de parenté il engage les structures mêmes de la société comme langage. Le jeu — au sens mécanique du terme — de ces structures permet ce que Pirandello appelle, du titre de l’une de ses pièces les plus célèbres, le jeu des rôles.

Si la « logique » des héros pirandelliens est le plus souvent l’aveu d’un échec, voire la prise de conscience d’une véritable vocation suicidaire (Tout pour le mieux, Bellavita, la Volupté de l’honneur), il arrive aussi qu’elle serve leurs desseins de revanche contre l’injustice sociale (le Brevet, Méfie-toi, Giacomino !) et assume ainsi une fonction proprement dialectique, comme dans Mais c’était pour rire, le Jeu des rôles, le Bonnet du fou et surtout dans Liola, chef-d’œuvre dialectal de Pirandello.


Le dédoublement comme ressort des pièces non dérivées

D’une part les figures du double y sont beaucoup plus nombreuses, diversifiées, complexes et originales que dans les pièces dérivées, Pirandello choisissant tour à tour pour fiction la folie (Henri IV), l’outre-tombe (À la sortie, Lazare), l’amnésie (Comme tu me veux), le rêve (Je rêvais [peut-être]), la mimesis (Diane et Tuda) ou la mythomanie (Vêtir ceux qui sont nus). D’autre part, le dédoublement qui les structure vise, avec une insistance croissante, à se constituer en métaphore du jeu théâtral (et non plus seulement du « jeu des rôles », de nature à la fois sociale et linguistique), voire en représentation de représentation (Henri IV, Je rêvais [peut-être], Se trouver).


Le théâtre dans le théâtre

C’est enfin le fonctionnement lui-même de ce dédoublement dont le théâtre dans le théâtre propose la représentation critique. Et plus encore qu’une représentation critique des effets et du fonctionnement du jeu théâtral, le théâtre dans le théâtre est mise en scène de ses « conditions d’impossibilité » : « De tout l’ensemble des éléments d’un théâtre, personnages et acteurs, auteur et directeur-chef de troupe ou metteur en scène, critiques dramatiques et spectateurs désintéressés ou impliqués, ces pièces représentent tous les conflits possibles. » Selon Pirandello (Préface à la trilogie), l’« impossibilité » des Six Personnages est de l’ordre de la création (comédie « impossible à faire », au même titre que Ce soir, on improvise), alors que celle de Comme ci (ou comme ça) est de l’ordre de la représentation.

En fait, dans Six Personnages, le véritable drame n’est pas celui des personnages en quête d’auteur, mais celui d’une œuvre chaque soir aliénée à la présence physique des « personnages », qui seuls sont en mesure de jouer la « scène primitive » incestueuse qui les obsède.

Comme ci (ou comme ça), d’autre part, est une pièce structuralement hybride (ratée ou relevant de la mystification) en ce que Pirandello y oscille entre la représentation de la représentation d’une pièce à clés interrompue par l’intervention des membres du public qui ont servi de « modèles » à l’auteur, et l’identification du public réel (le public qui assiste à Comme ci [ou comme ça]) au public fictif (de la pièce fictive) qui interrompt la représentation.

Ce soir, on improvise, en revanche, doit sa réussite à la parfaite adéquation de son propos à la spécificité du fait théâtral. L’« impossibilité » que Pirandello y met en scène non seulement ne saurait enrayer la machine théâtrale, mais elle a valeur de démonstration (au double sens : logique et représentatif) du fonctionnement théâtral lui-même : il s’agit en effet très précisément de l’impossibilité pour une représentation d’avoir lieu en dehors du système de représentation sur lequel elle repose ; en l’occurrence, de l’impossibilité, pour les acteurs, de « devenir » sans intermédiaire aucun les personnages que le metteur en scène prétendait seulement leur faire « interpréter », et, pour le metteur en scène, de se passer de l’auteur (Pirandello).

La dernière pièce, inachevée, de Pirandello, les Géants de la montagne, s’inscrit également dans cette problématique du théâtre dans le théâtre, en tant que représentation d’une représentation impossible ; mais au lieu de reposer sur un conflit intérieur aux éléments constitutifs du « théâtre », l’« impossibilité » tient ici à la radicale incompatibilité du « théâtre » et de la société, du désir (théâtre comme représentation fantasmatique) et de l’« ordre du monde ». Les héros-comédiens des Géants, pour avoir confondu « contrat social » et « contrat théâtral », payeront leur prosélytisme de la mort de leur prima donna, lapidée par la foule qu’elle rêvait de convertir à sa passion. « Serviteurs fanatiques de l’Art qui ne savent pas parler aux hommes parce qu’ils se sont exclus de la vie et qu’au lieu de se contenter de leurs rêves ils prétendent encore les imposer à qui a mieux à faire que d’y croire. »

J.-M. G.

 F. V. Nardelli, L’Uomo segreto. Vita e croci di L. Pirandello (Milan, 1932, 2e éd., 1944 ; trad. fr. l’Homme secret, Gallimard, 1937). / J. T. Paolantonacci, le Théâtre de L. Pirandello. Essai d’exégèse (Nouv. éd. latines, 1946). / A. Gramsci, Letteratura e vita nazionale (Turin, 1950). / L. Sciascia, Pirandello e il pirandellismo (Palerme, 1953) ; Pirandello e la Sicilia (Rome et Caltanissetta, 1961) ; La Corda pazza (Turin, 1970). / G. Dumur, L. Pirandello (l’Arche, 1955 ; 2e éd., 1967). / J. Chaix-Ruy, Pirandello (Éd. universitaires, 1957) ; Pirandello, humour et poésie (Del Duca, 1967). / L. Ferrante, Luigi Pirandello (Florence, 1958). / E. Levi, Il Comico di carattere da Teofrasto a Pirandello (Turin, 1959). / T. Bishop, Pirandello and the French Theatre (New York, 1960 ; nouv. éd., 1970). / A. Janner, Luigi Pirandello (Florence, 1960 ; 3e éd., 1967). / G. Pullini, Cinquant’anni di teatro in Italia (Bologne, 1960). / C. Salinari, Miti e coscienza del decadentismo italiano (Milan, 1960). / A. Leone De Castris, Storia di Pirandello (Bari, 1962). / A. Di Pietro, « Pirandello » dans Letteratura italiana. I contemporanei (Milan, 1963). / G. Giudice, Luigi Pirandello (Turin, 1963). / R. Barilli, La Barriera del naturalismo (Milan, 1964). / M. Guglielminetti, Struttura e sintassi nel romanzo italiano del primo Novecento (Milan, 1964). / A. Weiss, le Théâtre de Luigi Pirandello dans le mouvement dramatique contemporain (Librairie 73, 1965). / G. Andersson, Arte e teoria, studi sulla poetica del giovane Luigi Pirandello (Stockholm, 1966). / O. Büdel, Pirandello (Londres, 1966). / B. Terracini, Analisi stilistica. Teoria, storia, problemi (Milan, 1966). / A. Barbina, Bibliografia della critica pirandelliana, 1889-1961 (Florence, 1967). / B. Dort, Théâtre public. Essais de critique (Éd. du Seuil, 1967). / G. Piroué, Pirandello (Denoël, 1967). / Atti del Congresso internazionale di studi pirandelliani (Florence, 1967). / A. Borlenghi, Pirandello o dell’ambiguità (Padoue, 1968). / G. Genot (sous la dir. de), Pirandello, 1867-1967 (Minard, 1968). / L. Bragaglia, Interpreti pirandelliani (Rome, 1969). / G. Macchia, « L. Pirandello » dans Storia della letteratura italiana, il Novecento (Milan, 1969). / G. Genot, Pirandello (Seghers, 1970). / L. Lugnani, Pirandello, letteratura e teatro (Florence, 1970). / C. Vicentini, L’Estetica di Pirandello (Milan, 1970). / G. Bosetti, Pirandello (Bordas, 1971). / G. Debenedetti, Il Romanzo del Novecento (Milan, 1971). / J. M. Gardair, Pirandello, fantasmes et logique du double (Larousse, 1971). / A. Navarria, Pirandello prima e dopo (Milan, 1971). / G. F. Venè, Pirandello, fascista (Milan, 1971).