Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Aristote (suite)

Pour éclairer la théorie aristotélicienne de la substance, il convient de se référer aux deux couples : matière-forme, puissance-acte. Ils traduisent la relation substance-accident, dans laquelle le premier terme est ce qui demeure (le sujet), le second étant ce qui change (l’attribut). Il n’y a pas de matière en soi, et il n’est possible de la saisir que comme « corrélatif » : le bois est une matière pour la table. Le processus de fabrication marque le passage d’une moindre détermination de la matière à une détermination plus grande. La matière déterminée correspond à un matériau.

Cependant, la matière n’est pas complètement inerte, car elle est aussi puissance. En ce sens, elle est le complément nécessaire de la forme, qui prétend se réaliser, s’actualiser. On reconnaît dans la philosophie d’Aristote deux puissances, dont l’une renvoie à la matière — potentialité — et l’autre à la forme — actualité. Il s’agit dans le premier cas de la « puissance de subir un changement », dans le second de la « puissance de faire ».

Le couple puissance-acte est un présupposé axiologique et ontologique qu’Aristote utilise pour expliquer la réalité du mouvement. Tout d’abord, il convient de ne pas confondre la puissance avec la simple possibilité logique (le « simplement non-contradictoire »). Ensuite, le mouvement doit bien être considéré comme un acte, mais imparfait, incomplet : c’est l’« acte de ce qui est en puissance ». La puissance n’est pas la pure possibilité ouverte à tous les contraires, mais bien plutôt une faculté, une tendance. En ce sens, « la matière tend vers la forme ». La puissance est, d’une certaine façon, déterminée ; si bien que la matière n’est pas le résidu obtenu lorsqu’une chose est débarrassée de toutes ses qualités, mais est ce qui connaît une moindre détermination par rapport à ce qui intègre une détermination supérieure. La « puissance » démontre que la matière, loin d’être un pur en-soi, est relative à telle ou telle forme. La forme apparaît ainsi comme le principe d’intelligibilité des substances sensibles et comme le principe de leur réalité. C’est la raison même de la génération : la cause efficiente (motrice) n’a d’efficacité que pour autant qu’elle est porteuse de la forme. La matière n’est substance que lorsqu’elle est structurée par une quiddité. Autrement dit, la substance d’un être se confond avec sa quiddité, sa nature, son essence. Dans le cas de la substance composée (forme-matière), l’être ne coïncide pas avec sa quiddité. Cela n’est vrai que du Premier Moteur, qui est l’être intelligible par excellence, puisqu’il est acte pur : la définition de la quiddité recouvre alors l’individualité substantielle.

Par rapport aux substances composées, la définition de la quiddité doit satisfaire à une double exigence : la première tient à la théorie de la connaissance d’Aristote selon laquelle il n’y a de science que du général ; la deuxième impose le respect des conditions de l’individualité. C’est donc au niveau de la différence spécifique (ou différence dernière) que cette définition pourra se déployer. « Si une différence d’une différence se trouve atteinte à chaque étape, une seule, la dernière, sera la forme et la substance » (Métaphysique F 12, 1038). Autrement dit, ce qui correspond à la réalité n’est pas le genre, mais bien la différence spécifique qui se développe entre la « vaine universalité » (simple abstraction de l’esprit) et la « multiplicité de l’inconnaissable » (car l’individu ne saurait être objet de discours).


La physique du sens commun

Il serait illusoire de réduire la physique d’Aristote à un « amas d’incohérences », car elle repose sur une base philosophique élaborée ; elle est soutenue par une théorie scientifique systématique et est en accord avec le sens commun et l’expérience quotidienne. Certes, la science aristotélicienne est fausse, mais pour les historiens des sciences d’aujourd’hui, comme Alexandre Koyré, il reste qu’il s’agit précisément d’une théorie scientifique qui part des données du sens commun pour leur faire subir le traitement d’une critique systématique.

La distinction qu’elle propose entre « mouvements naturels » et « mouvements violents » ne peut être comprise qu’à l’intérieur d’une conception globale du réel. Cette interprétation repose sur la croyance à l’existence de « natures » qualitativement différentes, sur la définition du monde comme totalité hiérarchiquement ordonnée. Chaque chose possède une « place » dans le monde, et celle-ci rejaillit sur la chose elle-même, puisqu’un être n’atteint son plein épanouissement qu’à la place qui lui est assignée dans l’ordre de l’univers.

La physique aristotélicienne manifeste une conception statique de l’ordre : si chaque chose était « en ordre », toute chose resterait toujours dans son « lieu naturel ». Seule une « violence » peut chasser un être de son lieu naturel, qui, une fois expulsé, s’efforcera d’y retourner. En ce sens, tout mouvement traduit un « désordre cosmique ». Le « mouvement naturel » correspond justement à l’effort du cosmos pour retrouver une position d’équilibre.

Mouvement et repos appartiennent à des niveaux ontologiquement différents. Le repos est le fait d’un corps restant en son lieu naturel et appartient à la nature même du corps ; le mouvement est nécessairement un « état transitoire ». En effet, le mouvement naturel s’annule dès que le corps a recouvré son état d’équilibre, et le mouvement violent ne saurait durer toujours, puisqu’il remettrait en cause l’idée d’une hiérarchie cosmique. Cependant, si le mouvement des corps appartenant au monde sublunaire, ou monde de l’expérience, est transitoire, pour la totalité du monde le mouvement est un phénomène à la fois éternel et nécessaire. En dernière analyse, la cause des mouvements momentanés du monde sublunaire est découverte dans le mouvement continu et éternel des sphères célestes, qui interdit au monde matériel d’atteindre l’état de perfection qui consisterait dans le repos absolu. De même, le mouvement est un « processus » qui se situe entre la perfection (le repos est atteint parce que l’être est pleinement actualisé) et la privation (le repos n’est instauré que parce que le corps est incapable de se mouvoir de lui-même).