Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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philosophie (suite)

L’œuvre de Nietzsche, difficile, est ambiguë. Elle passe tour à tour pour avoir inspiré le nazisme et pour avoir ouvert en philosophie la voie d’une critique radicale des valeurs. Certes, certains des thèmes nietzschéens, désinsérés de leur contexte, peuvent déboucher sur un romantisme fascisant ; mais, en fait, la pensée de Nietzsche, hostile à toute forme d’idéalisme et de messianisme, ouvre sur une autre scène : celle où s’élaborent les fantasmes, où jouent des forces, toujours méconnues, toujours agissantes. Nietzsche, le philosophe fou, en dit peut-être plus sur la vérité que les grands délires rationalistes de Platon à Hegel.


La philosophie au xxe siècle


L’épistémologie

La fin du xixe s. et le début du xxe sont marqués par de grandes révolutions scientifiques, qui ne peuvent s’insérer dans l’effort d’organisation intellectuelle et de domination technique du positivisme. Qu’il s’agisse des progrès mathématiques, avec Poincaré*, Cantor*, Hilbert*, Russell*, des nouvelles géométries, de la théorie des quanta ou de la relativité, il ne semble plus possible d’expliquer la science comme une législation de l’esprit sur les objets d’expérience, comme une soumission du réel aux cadres universels de l’intelligence humaine. Ainsi tout un courant philosophique va-t-il s’attacher à analyser les conditions effectives de la science : ses concepts, ses méthodes, son histoire. L’épistémologie est née avec Pierre Duhem (1861-1916), qui étudie la structure de la théorie physique, avec Émile Meyerson (1859-1933), Léon Brunschvicg (1869-1944) qui décrit à travers l’histoire des sciences la création conceptuelle, avec Gaston Bachelard*, qui introduit les notions d’« obstacle » et de « rupture » « épistémologiques », et qui montre que la science procède par bonds, réajustements et approximations successifs. Les réflexions sur les mathématiques sont nombreuses ; l’opposition à l’empirisme et au néo-kantisme caractérise les recherches logiques de Bertrand Russell et de Samuel Alexander (1859-1938) : il n’est pas nécessaire pour expliquer la connaissance, de recourir à l’hypothèse d’une harmonie entre le sujet et l’objet ; la vérité n’est pas dans la correspondance entre réalité et concept, mais dans la connexion logique des concepts eux-mêmes.


La phénoménologie*

Dégager les formes logiques du vécu psychologique est la tâche que se propose Husserl*. La logique pure étudie les intentions de l’esprit lorsqu’il pense un objet : la pensée est l’acte intentionnel de l’esprit, et l’objet est ce qui vise l’intentionnalité. L’analyse implique la « mise entre parenthèses » de l’objet et la description phénoménologique des actes intentionnels par lesquels la pensée vise les objets logiques, c’est-à-dire une analyse des conditions subjectives de la connaissance.

Le retour radical à la subjectivité avant la science et dans la science constitue le mot d’ordre de la phénoménologie, illustrée par Max Scheler*, Jaspers*, Merleau-Ponty. Mais le glissement de la problématique du « connaître » à celle de l’« être » détermine un retour de la métaphysique avec Martin Heidegger*. Pour lui, le donné n’est ni dans l’objet, ni dans le sujet, mais dans le sentiment d’exister, l’« être-au-monde ». L’ennui, l’angoisse, le sentiment de la solitude révèlent la brutalité de l’existant dans sa totalité. Renouant dans un sens avec Aristote, Heidegger pose le problème de l’être alors qu’à ses yeux n’a jamais été posé que le problème de l’étant. Le même retour à la métaphysique se retrouve dans l’œuvre de Nicolai Hartmann (1882-1950) et dans l’existentialisme*, florissant jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. L’influence conjuguée de Kierkegaard et de Heidegger fait naître la problématique de la subjectivité, de l’absurdité, du choix, de la liberté, en particulier chez Jean-Paul Sartre*, du moins dans ses premières œuvres.


Les sciences humaines

Cependant, ce n’est pas chez les philosophes qu’apparaissent au xxe s. les révolutions théoriques, mais dans le champ des sciences humaines. La psychanalyse*, en particulier, longtemps méconnue ou combattue, a sans doute produit une des plus grandes transformations de la pensée au xxe s. À l’opposé des spéculations sur le sujet et l’objet, Freud* (1856-1939) met en question, dans la pratique et dans la théorie, l’idée même d’un sujet souverain, organisateur ou intentionnel, maître de ses opérations, de ses fins, de son fonctionnement. Loin d’élargir et de meubler le champ de la subjectivité, il montre, au contraire, que le discours du sujet révèle et occulte à la fois le jeu organisé des forces, des résistances, des investissements inconscients. L’inconscient, concept inconcevable, est toujours resté irrecevable pour les philosophes. Et pourtant, par un de ces effets dont Freud a permis l’intelligibilité, l’hypothèse freudienne n’en a pas moins travaillé et introduit quelque chose de radicalement neuf : une nouvelle pratique d’écoute et d’interprétation, une nouvelle attention aux failles et aux ratés de la parole et de l’action, bref à tout ce qui dans l’homme parle à son insu dans les intervalles du discours sensé.

Le marxisme*, autre « refoulé » du discours universitaire pendant la première moitié du xxe s., s’est aussi considérablement développé après la révolution soviétique et l’extension du mouvement communiste. Des scissions politiques et des oppositions théoriques rythment son histoire : alors que Lénine* et Mao Tsö-tong* contribuent à approfondir le marxisme comme science de l’histoire et comme pratique révolutionnaire, d’autres courants marxistes se sont développés en Europe occidentale et dans les pays socialistes (Gramsci*, Lukács*, Althusser [né en 1918]).

Indépendamment, les sciences humaines (linguistique*, anthropologie*, sociologie*, psychologie*) ont cherché un champ unificateur dans le structuralisme.

En fait, il semble qu’après une histoire deux fois millénaire la philosophie cherche aujourd’hui à explorer le champ des nouvelles sciences humaines plutôt que celui de la vieille métaphysique.

N. D.