Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Aristophane (suite)

La mise en scène n’est pas absente : si le décor est relativement pauvre — les moyens scéniques dont disposent les Anciens sont encore très imparfaits —, l’invention des détails est riche. Nous voyons ainsi Socrate chez lui : le maître est suspendu au-dessus de sa maison dans une corbeille d’osier, son observatoire (les Nuées) ; dans la cour, on aperçoit des instruments d’astronomie, de géométrie, une carte de la Terre. Les Nuées descendent du ciel par un système de machinerie. Même effet dans la Paix. Trygée s’envole vers le ciel à califourchon sur un escarbot-machine. Rien, non plus, ne fait défaut dans les Oiseaux : attirail scénique, arrivée des oiseaux bariolés de couleurs vives. Quant à l’accoutrement des héliastes des Guêpes, avec leur long stylet au bas du dos, il provoque le rire, tout comme la traversée des marais des Enfers par Dionysos, qui rame péniblement (les Grenouilles).

La fécondité de l’invention comique d’Aristophane est inséparable de ses moyens d’expression. Calembours, à-peu-près, onomatopées, rapprochements imprévus, jeux de mots, mots forgés, répétitions foisonnent. Il serait vain de multiplier les exemples : disons que le poète est inimitable lorsque ses personnages parlent des patois locaux (tels le Mégarien et le Thébain des Acharniens) ou lorsqu’il parodie le style tragique (il écrit un véritable « à la manière de » dans les Thesmophories quand il imite une scène de l’Hélène d’Euripide).


La satire

« La satire contre les méchants n’a rien d’odieux ; elle est un hommage rendu aux bons, pour qui raisonne bien » (les Cavaliers, 1274-1275). Aristophane a en effet épuisé tout un arsenal d’injures contre ses adversaires. Il se déchaîne de façon cinglante contre les hommes politiques qui tiennent en main le gouvernement. Sa cible préférée est Cléon, un rouquin à la voix crapuleuse, à la naissance vile, aux façons de voyou (les Cavaliers, les Guêpes, la Paix). Les Périclès (les Acharniens), les Hyperbolos (la Paix), les Cléophon sont également des charlatans. En cette période troublée de l’histoire d’Athènes, le poète fustige ces gouvernants, qui vantent la guerre et qui n’ont en vue que leur profit (tel le Lamachos des Acharniens). Aristophane a le génie de l’insulte qui porte, parce qu’elle fait rire. Il n’est pas plus tendre pour les sycophantes, ces dénonciateurs, « démons de fièvres froides et de fièvres chaudes » (les Guêpes, 1038-1039).

En politique, il est l’adversaire résolu de la démocratie. Il reproche au parti démocratique de dilapider les finances publiques, d’imposer aux villes alliées des tributs exorbitants, d’entretenir une guerre ruineuse et inutile. Le Démos (le peuple) des Cavaliers est un vieillard grincheux, égoïste et imbécile : « Ô Démos, qu’il est beau ton empire ! Tous te craignent à l’égal d’un tyran. Mais tu es facile à mener par le nez ; tu aimes à être flatté et dupé, toujours écoutant les parleurs bouche bée ; et ton esprit, tout en étant au logis, bat la campagne » (1111-1112). Ce sera donc un marchand de boudin, un « pilier de l’agora », qui gouvernera.

Mais le poète ne prend jamais directement Athènes à partie. Au contraire, il lui consacre de belles strophes lyriques. Il chante sa puissance et sa gloire dans la parabase des Cavaliers et dans celle des Guêpes. Et ces plaintes douloureuses de Lysistrata ne sont-elles pas d’un patriote : « Puisque je vous tiens, je veux faire à tous de justes reproches, vous qui d’une ablution commune arrosez les autels, comme les enfants d’une même famille, à Olympie, aux Thermopyles, à Pytho, quand vos ennemis les Barbares sont là en armes, vous tuez les Hellènes et détruisez leurs cités » (1128-1134) ? Avec le même accent, il réclame dans les Grenouilles l’oubli du passé et la réconciliation : « Allons, relâchez-vous de votre colère, ô vous qui êtes sages par nature ; de tous les hommes, faisons-nous volontiers des parents, des égaux en droits, des concitoyens... »

Derrière les hommes, il y a les institutions. Aristophane raille le Sénat, l’Assemblée, les tribunaux, les magistrats. Le Philocléon des Guêpes est un vieux fou possédé de la manie de juger. Le poète, par le biais de ce grotesque, dénonce les vices fondamentaux de l’organisation judiciaire athénienne. Racine, dans les Plaideurs, où il reprend l’épisode du chien Labès, a beaucoup moins de force pour autant qu’il critique un travers et non une institution. Même accent dans les Oiseaux : « Les cigales pendant un mois ou deux chantent penchées sur les ramilles, tandis que les Athéniens, c’est toujours qu’ils chantent, penchés sur... les procès, et toute leur vie durant » (33-34). Et les ambassadeurs ? Les Acharniens nous les montrent faisant bombance et régalant le bon peuple de mensonges.

En matière de religion, le poète reproche vivement à ses adversaires leur impiété. C’est un des thèmes essentiels des Nuées. « Les dieux, déclare Socrate à Strepsiade, c’est par eux que tu jureras ? D’abord les dieux, cette monnaie-là n’a point cours chez nous » (247-248). Aristophane accuse les sophistes de compromettre les croyances, parce que, en religion comme en politique, il est conservateur résolu. Son idéal, celui du moins de ses comédies, c’est l’ancien état social ; or, autrefois, la religion officielle était respectée ou devait l’être. Le dieu de Socrate est pour lui une innovation qu’il condamne : par conséquent, Socrate est un impie, un ennemi des dieux. Et, cependant, Aristophane met souvent en scène ces dieux mêmes, et dans une singulière posture : Hermès est un bavard crédule et vaniteux (la Paix), Héraclès un goinfre borné (les Oiseaux), Poséidon un être hésitant et ergoteur, Dionysos un poltron ventru (les Grenouilles). Ne nous étonnons pas : le poète n’agit pas ainsi différemment des autres auteurs comiques de son temps.

Les sophistes et Euripide sont-ils mieux traités ? Aristophane accable les premiers, destructeurs de la tradition ; le second est sa cible de choix. Les sophistes corrompent la jeunesse, apprennent à leurs disciples à discuter sur toutes choses, à se défier des idées reçues, surtout à bien conduire un raisonnement sans se préoccuper de sa valeur morale. Socrate, le novateur, est le pire de tous, car il ne sait que former des hommes efféminés et raisonneurs, et il est responsable de la décadence des mœurs. Aristophane a le tort de le confondre avec les premiers maîtres de rhétorique, les Gorgias, les Protagoras, les Hippias, les Prodicos, et sans doute n’a-t-il pas été étranger à sa condamnation. C’est aussi l’élève des sophistes qu’il poursuit dans Euripide. Dans presque toutes ses comédies, il l’égratigne par l’allusion directe ou par la parodie. Avec Euripide, selon Aristophane, la tragédie a perdu toute grandeur. Au lieu d’élever les âmes, il les rabaisse ; au lieu d’instruire des soldats, il prépare une génération d’hommes faibles. La comparaison des théâtres d’Eschyle et d’Euripide, dans les Grenouilles, reste célèbre. Mais, du point de vue de l’art, Aristophane est plus près d’Euripide que du vieil Eschyle : le poète Cratinos n’a-t-il pas créé dans une de ses comédies le verbe euripidaristophaniser ?