Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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phénoménologie

Étymologiquement, la phénoménologie est l’étude de ce qui apparaît, l’étude des « phénomènes ».


Encore faut-il savoir ce que l’on entend exactement par « phénomène ». Historiquement, le terme phénoménologie fut employé en un sens très particulier et tout à fait différent de l’acception actuelle ; il est dû au philosophe J. H. Lambert (1728-1777) et désigne la théorie de l’apparence. Le terme de phénomène est donc pris ici dans son acception la plus restrictive ; il est ce qui nous induit en erreur, ce qui déforme ou camoufle l’être réel, bref, la sensation au sens le plus subjectif du terme : l’eau chaude ou froide selon la température de la main, la tour ronde ou carrée selon l’éloignement de l’œil. Dans l’idéalisme allemand, chez Fichte* et chez Hegel*, la phénoménologie est la description de l’histoire psycho-spirituelle de la conscience humaine dans le mouvement qui l’élève du désir sensible et égoïste à la sagesse absolue.

La Phénoménologie de l’esprit, de Hegel, publiée en 1807, retrace cette histoire à partir d’exemples pris dans l’histoire concrète et vécue des hommes.

À notre époque, le terme de phénoménologie s’emploie particulièrement pour le système de Husserl* et pour tout courant de pensée qui se réclame de la méthode husserlienne.

La phénoménologie de Husserl apparaît d’abord comme une réaction, dans la crise du subjectivisme et de l’irrationalisme du début du xxe s. Elle se pose et se définit d’abord contre ; contre le subjectivisme, contre le pragmatisme. C’est donc bien une philosophie, une réflexion au sens kantien du terme, une méditation sur la connaissance, une connaissance de la connaissance. En ce sens, et malgré le refus d’hériter, malgré aussi la prétention de fonder radicalement le savoir en remontant à un non-savoir radical, la phénoménologie est prise dans la grande tradition des réflexions fondamentales et fondatrices, qui va de Platon* à Descartes* et à Kant*. L’ouvrage fondamental de Husserl s’intitule d’ailleurs Méditations cartésiennes.

On a donc pu dire de la phénoménologie que c’était la philosophie du xxe s., parce qu’elle songeait à lui restituer sa mission scientifique en fondant sur de nouvelles bases les conditions de la science, en cherchant, en deçà de la connaissance scientifique, des « données immédiates » de la connaissance. C’est pourquoi le terme de « phénomène » prend, dans la philosophie husserlienne, son sens plein et fort : le phénomène, c’est cela qui apparaît à la conscience, cela qui est donné. La première entreprise est alors d’explorer ce donné, « la chose même » que l’on perçoit, à laquelle on pense, de laquelle on parle, en évitant de forger des hypothèses, aussi bien sur le rapport qui lie le phénomène avec l’être de qui il est phénomène, que sur le rapport qui l’unit avec le « je » pour qui il est phénomène ; contrairement à la démarche de Descartes, on ne réduit pas le morceau de cire à la substance étendue, à partir de la destruction de ses multiples états sensibles ; il faut rester au morceau de cire lui-même, sans présupposé, le décrire seulement tel qu’il se donne.

Il existe ainsi au sein de la pensée phénoménologique ce que Maurice Merleau-Ponty appelle un « désaveu de la science », qui consiste dans le refus de passer à l’explication : le rouge de cet abat-jour, par exemple, est irréductible à son explication physique, qui le définit comme vibration de fréquence, d’intensité données. Il y a toujours un préréflexif, un irréfléchi, sur quoi prend appui la réflexion, la science, et que celle-ci escamote toujours quand elle veut rendre raison d’elle-même : c’est à ce préréflexif que la description phénoménologique prétend retourner.

Paradoxalement, c’est donc par volonté rationaliste — fonder la science — que Husserl et ses disciples s’engagent dans l’antérationnel, ce dans quoi la science plonge « innocemment ».

Le concept fondamental de la phénoménologie est celui d’intentionnalité de la conscience : le premier « objet » en effet sur lequel va s’exercer la méthode phénoménologique est la conscience. Elle peut être atteinte, dans son essence, grâce à une « réduction », autrement dit une méthode qui met entre parenthèses tous les objets de conscience, c’est-à-dire finalement l’existence du monde.

Or l’expérience révèle que la conscience n’est en rien semblable à un contenant, plein pour les rationalistes ou vide pour les empiristes. L’image qui lui convient est bien plutôt celle du phare qui illumine : la conscience est toujours visée intentionnelle d’un objet. Il y a autant de manières de viser intentionnellement l’objet qu’il y a de manières, pour l’objet, d’être donné ou d’apparaître. La description de ces divers modes, tant sur le plan noétique (la visée) que sur le plan noématique (le type d’apparaître), est une des tâches majeures de la phénoménologie.

La Phénoménologie de la perception (1945) de M. Merleau-Ponty (1908-1961), l’Esquisse d’une théorie des émotions (1941) et l’Imaginaire (1940) de J.-P. Sartre* sont l’application de cette méthode à la conscience percevante, émue ou imaginante.

Il semble que la méditation et la méthode phénoménologiques, dans la mesure où elles tentent, non de remplacer les sciences, mais de mettre au point leur problématique, puissent être particulièrement profitables aux sciences de l’homme.

N’est-ce pas d’ailleurs la phénoménologie qui a révélé que la conscience n’était rien si ce n’est rapport au monde ?

Mais, si telle est bien la nature de la conscience, on peut se demander si les méthodes objectives, expérimentales, calquées sur la physique, que la psychologie ou la sociologie utilisent, ne sont pas radicalement inadéquates. Au moins faudrait-il commencer par déployer et expliciter les divers modes selon lesquels la conscience est « tissée avec monde », par exemple interroger « naïvement » le sens du fait d’« être en société », avant de poser le social comme un objet, ce qui, après tout, constitue une décision de caractère métaphysique.

D. C.