Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Argentine (suite)

Cette « belle époque » argentine d’expansion économique se fait dans des conditions qui préparent les problèmes du xxe s. En effet, le pays est alors doté d’une économie vulnérable à cause de son hyperspécialisation et de sa dépendance à l’égard des marchés extérieurs, ainsi que des capitaux et des techniciens étrangers. Ce sont les Britanniques qui contrôlent depuis l’extérieur l’économie nationale : l’Argentine n’est qu’une province de l’« empire invisible » dirigé par Londres et beaucoup plus important que l’empire colonial visible.

L’expansion économique se fait donc sous le double signe de la dépendance externe et de la domination interne par l’oligarchie nationale. Les Anglais contrôlent les chemins de fer, les frigorifiques, les silos à blé, la banque, le crédit, la navigation, et ils sont le principal acheteur du blé, de la viande et de la laine, dont l’exportation fournit 30 p. 100 du revenu national. L’Angleterre vend à l’Argentine les services déjà mentionnés et ses produits industriels. Comme l’écrit en 1896 Juan Bautista Justo, « le capital anglais a fait ce que les armées anglaises n’ont pu faire. Aujourd’hui, notre pays est tributaire de l’Angleterre. » En 1889, l’Argentine absorbe 50 p. 100 de tous les investissements britanniques à l’étranger. En 1943, le capital anglais contrôlera encore les trois quarts du trafic ferroviaire ; si l’Argentine se dote d’une base économique solide, elle devient un véritable pays colonial. La Première Guerre mondiale affaiblira l’Angleterre, mais cela ne profitera qu’à l’aristocratie des grands propriétaires terriens, seuls bénéficiaires de la transformation économique et de la hausse des cours mondiaux.


Le xxe siècle des crises


Le radicalisme

L’opposition politique grandit avec la modernisation de l’économie, et le radicalisme peut être considéré comme la forme politique de cet avènement des masses populaires urbaines. Les radicaux ne peuvent être considérés comme des politiques de gauche ; ce sont des populistes représentants d’une clientèle hétérogène, classes moyennes et prolétariat mêlés, et rassemblée autour d’une personnalité, celle de Hipólito Yrigoyen. Président de 1916 à 1922, s’appuyant sur son parti, l’Union civique radicale, ce dernier sait faire face à l’agitation sociale en alternant la répression et le réformisme paternaliste d’une manière qui n’est pas toujours mal vue par les travailleurs. Son successeur, Marcelo Torcuato de Alvear, radical lui aussi, suit une ligne beaucoup plus nettement conservatrice, ce qui provoque le retour d’Yrigoyen en 1928, en rupture ouverte, cette fois-ci, avec l’oligarchie. Mais Yrigoyen ne fait rien de sa victoire et de l’appui populaire. C’est un problème irritant que de savoir pourquoi, en des circonstances si favorables et avec des pouvoirs si complets, Yrigoyen, ni en 1916 ni en 1928, n’a effectué de réformes de structures. Ce régime démagogique n’a pas fait la réforme agraire, alors qu’en 1914 78 p. 100 de la terre se trouvait dans des propriétés de plus de 1 000 hectares ; quant aux puissances économiques étrangères et oligarchiques qui dominaient le pays, elles ont obtenu tout ce qu’elles désiraient. Cela dit, le régime a développé une législation du travail favorable aux ouvriers, et a rendu impossible le retour durable au gouvernement de l’oligarchie. Aujourd’hui encore, les radicaux, divisés en plusieurs partis, représentent les classes moyennes. Œuvre des radicaux encore le mouvement dit « de la réforme universitaire », qui s’est développé à partir de 1918 en Argentine et qui a été un mouvement de politisation de l’Université. La réforme commence à Córdoba, citadelle du conservatisme, pour s’étendre à tout le pays, puis en Amérique. Le mouvement s’efforce d’assurer l’autonomie de l’Université face au pouvoir politique tout en réformant l’enseignement. La crise économique née aux États-Unis en 1929 et l’incapacité des radicaux à faire face à ses conséquences désastreuses expliquent l’indifférence absolue des masses lorsqu’en 1930 l’armée renverse Yrigoyen et met à sa place le général José Uriburu, qui vient de se retirer de l’armée.


La restauration conservatrice

C’est la première fois depuis 1861 que l’armée intervient dans la vie politique ; pratiquement, elle ne cessera plus de le faire. Le général Uriburu manifeste rapidement des sympathies fascistes et le désir de construire un État de style corporatiste. L’incapacité des militaires à se mettre d’accord entre eux ne lui permet pas de réaliser ce dessein, et il doit se contenter d’un compromis politique entre les conservateurs et les radicaux hostiles à Yrigoyen ; compromis de la pire espèce, qui trouve son homme en la personne du général Agustín Pedro Justo (président de 1932 à 1938), lequel ne se maintint au pouvoir que par la fraude électorale. La solution à la crise économique devait venir sous la forme du dirigisme d’État, mais celui-ci ne jouera qu’au profit des intérêts étrangers et oligarchiques. La Seconde Guerre mondiale met fin à la restauration conservatrice, qui, après avoir soutenu la neutralité argentine, semblait disposée à passer du côté américain ; c’est un groupe d’officiers neutralistes et nationalistes, le G. O. U. (Groupe des Officiers Unis), qui dépose le président Ramón Castillo en 1943. Malgré les apparences, ce n’est pas la répétition de 1930 : c’est l’entrée des masses péronistes qui se prépare.


Le « justicialisme » et Perón

La dictature militaire s’efforce de détruire le vieux syndicalisme libre, tandis que le ministre du Travail, le colonel Juan Domingo Perón*, fait tout pour le développer, en le contrôlant par la nomination à sa tête de clients fidèles. C’est l’appui des « descamisados », des « sans-chemises », qui va ouvrir le chemin de la présidence à Perón. Le triomphe péroniste de 1946 s’explique par la coïncidence entre la disponibilité des masses et l’apparition d’un chef capable de les mobiliser. La victoire électorale ne fait que consacrer l’intervention populaire de 1945 qui a obtenu la libération de Perón, arrêté par les militaires, grâce à une manifestation monstre à Buenos Aires. Depuis 1929, le pays a subi des transformations économiques et sociales qui ont provoqué un exode rural massif et un accroissement brutal de la population urbaine ; ces masses restent encore attachées au système de valeurs de la société traditionnelle, prêtes à suivre le « caudillo » qui saura les séduire. Les partis traditionnels n’ont jamais su les intégrer et n’ont pas compris la nature de leurs besoins. D’autre part, les classes moyennes et, à l’autre bout de l’échelle sociale, la nouvelle bourgeoisie enrichie par la guerre aspirent à faire de l’Argentine un pays moderne, industrialisé et indépendant. Pour les officiers nationalistes, l’industrialisation dirigée par l’État et les réformes sociales en faveur du peuple sont les conditions de la grandeur nationale. Cela explique que, pour des raisons différentes, la majorité des Argentins soit péroniste, puisque Perón est l’homme fort attendu, aidé par sa femme Eva Duarte. En 1947 est fondé le parti qui s’appellera, en 1949, le parti péroniste (ce qui prouve la personnalisation du régime), mouvement plus que parti véritable, dans la mesure où la force du péronisme se trouve surtout en dehors du parti, dans les syndicats et les mouvements de jeunesse. C’est un régime de type populiste, comparable à celui de G. Vargas au Brésil, mêlant nationalisme, réformisme social, démagogie et paternalisme à un style extérieur fasciste. Perón veut faire de l’Argentine le chef de file d’une Amérique délivrée de l’hégémonie yankee, et proclame la « troisième position », neutralisme avant l’heure. Pour cela, il faut transformer le pays en une grande puissance économique et indépendante, et Perón cherche la solution aux problèmes argentins en s’attaquant aux structures coloniales. Le succès à court terme de l’autarcie, du nationalisme économique n’empêche pas l’échec à long terme, car l’industrialisation rapide est souvent superficielle (industrie de substitution) ou coûteuse (industrie de prestige). Cette réussite de surface se paie de la ruine de l’économie agricole, et surtout la rénovation reste bloquée parce que Perón ne s’attaque pas à l’aristocratie foncière. La réussite du pétrole, de l’électricité, du ciment ne compense pas des échecs comme celui de la nationalisation du chemin de fer, marché de dupes qui consista à payer fort cher aux Anglais une infrastructure usée et vieillie. Ce qui est indéniable, c’est la popularité d’un régime qui offre aux masses la « justice sociale » (d’où le nom du mouvement, justicialisme) sous la forme de l’organisation syndicale, de meilleurs salaires et de la sécurité sociale, et surtout un sentiment de dignité, de participation à la vie nationale. Cela explique que la chute de Perón, victime de son indécision, de la conjoncture économique et du coup d’État militaire (1955), ne signifie pas la chute du péronisme, et que les vainqueurs se soient trouvés face aux masses populaires conscientes de leur force et disposées à lutter pour conserver l’acquis.