Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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patrons et patronat (suite)

À peu près contemporain de ce patronat sidérurgiste qui rend compte à un degré éminent de la première révolution industrielle (il se trouve accompagné dans sa marche ascendante par deux autres groupes d’entreprises, les charbonnages et une première amorce d’industrie chimique), le patronat du textile occupe une place importante dans la naissance de la France moderne. Les industriels de l’Alsace, dès la fin du xviiie s., à Mulhouse notamment, montrent des qualités novatrices remarquables ; les Dollfus, les Mieg, les Schlumberger, les Herzog, les Thierry, les Kœchlin figurent une féodalité moderne et dynamique. Dans les cités normandes, un groupe d’industriels voit le jour presque en même temps (premier tiers du xixe s.), quand la région de Rouen se couvre de filatures de coton. Mais, souvent issu de milieux de l’Ancien Régime (aristocraties terriennes, carrières libérales), ce patronat, qui paraît manifester moins de conscience de classe que ses homologues de l’Est, montre aussi moins de résistance à l’érosion du temps, le textile ne représentant parfois qu’une étape intermédiaire dans l’ascension sociale. Beaucoup plus remarquable apparaît le groupe du Nord, plus tardif, mais d’une rare polyvalence et d’une remarquable cohésion : depuis 1830 s’épanouit — à Lille, à Roubaix, à Tourcoing, à Armentières, dans la vallée de la Lys ainsi qu’à Fourmies — un ensemble où tout l’arbre généalogique de l’industrie textile fleurit (filatures de coton et de lin, peignages et filatures de laine, tissages de lin, de coton, de laine et de jute, teintures et apprêts, etc.). Les Thiriez, Wallaert, Le Blan à Lille ; les Motte, Masurel, Prouvost, Tiberghien, Lepoutre à Roubaix-Tourcoing, Legrand à Fourmies forment un armorial où les générations se succèdent jusqu’au premier conflit mondial, sans manifester de déclin économique et social notable. Le groupe des « soyeux » de la région lyonnaise, enfin, centré davantage sur le négoce d’une matière exotique et la commercialisation des produits finis que sur la fabrication, déléguée à des chefs d’atelier et à des travailleurs salariés (v. canuts [révolte des]), n’en représente pas moins un foyer de chefs d’entreprises remarquables. Les Dognin, les Isaac, les Bellon, les Balaÿ, les Gillet rejoignent à Lyon le patronal d’une ville en fait adonnée à la polyindustrie (constructions mécaniques [Seguin], chimie, navigation fluviale [Bonnardel], etc.) et les chefs d’industrie de la région voisine du Dauphiné (papeterie, ganterie), également représentatifs du groupe social en formation.

• Les patronats de la fin du xixe s. et des deux premiers tiers du xxe s. On eût pu croire que la promotion se serait tarie. En réalité, le relais est donné par la seconde révolution industrielle et son cortège d’innovations technologiques qui provoque, de 1880 à 1914, le renouvellement du monde industriel. Si elle remodèle les aspects économiques du pays et assez radicalement la géographie des implantations (le Nord, l’Est et la Région parisienne vont être les régions gagnantes pour trois quarts de siècle), cette révolution n’est pas sans influence sur le patronat lui-même, qui renouvelle ses rangs et laisse entrer des nouveaux venus, représentant les implantations modernes.

La chimie, l’hydro-électricité, les industries photographiques et cinématographiques, bientôt les constructions automobiles, puis aéronautiques auraient pu, profitant des moules juridiques et financiers de la loi sur les sociétés (24 juill. 1867), pratiquement être assumées par des actionnaires anonymes qui auraient mandaté des cadres non capitalistes ; ceux-ci auraient géré des affaires qui auraient perdu une bonne partie de leur caractère « patronal ». Il n’en fut rien, et, si la promotion patronale se trouva quelque peu freinée et la capillarité sociale un peu atténuée, de nouveaux groupes naquirent néanmoins, dont certains dominants.

Si les Peugeot ou les Panhard*, adonnés anciennement à l’industrie mécanique, ne font que changer de centre de gravité en passant à l’automobile, Louis Renault, André Citroën puis Sylvain Floirat sont des noms nouveaux, cependant que les Karman, les Potez, les Caudron, les Amiot, les Dassault fondent des firmes adonnées aux constructions aéronautiques. Le textile rajeunira ses rangs avec Boussac et d’autres groupes (Lévy [Troyes] Willot [Lille]), qui apportent un sang neuf à des groupes vieillissants. Il est inexact donc, dans une perspective historique, d’affirmer la fin, dans les temps présents, de la promotion patronale. L’électricité (Merlin et Gerin) et les industries de l’audiovisuel représentent des voies nouvelles pour la naissance d’un patronat d’ingénieurs, cependant que des familles de haute bourgeoisie ne dédaignent pas (certaines en raison d’alliances) de rejoindre la chimie ou les textiles artificiels (Carnot) et que les anciennes dynasties industrielles (Wendel) résistent étonnamment aux crises économiques, sociales et politiques qui couvrent les cent dernières années, allant de la perte de l’Alsace (1871) aux révolutions sociales de 1936 et de 1968... Une certaine séparation tend seulement à s’opérer (surtout depuis 1945) entre une partie des actionnaires « dynastiques » (les représentants des familles patronales) et des cadres de valeur, mandatés par les premiers pour gérer à leur place ou à leurs côtés l’entreprise : une certaine séparation entre l’avoir et l’être tend alors à se faire jour ; c’est l’aube de la « défamilialisation » des affaires et celle d’un « patronat » nouveau style, le patronat de gestion, que certains sociologues qualifieront de technostructure.


Un groupe social aux contours accusés

Bien avant que naissent les premières organisations professionnelles du patronat, celui-ci apparaît sur le plan social, en tant que groupe constitué par les principaux industriels et leur famille. C’est un groupe extrêmement disparate dans un pays aussi divers que la France du xixe s. et du début du xxe, mais cimenté par un certain nombre de points communs : la propriété ou la copropriété des instruments de production, transmise par dévolution successorale à chaque génération ; une législation permettant le cumul de la propriété du capital* et de la fonction de direction ; un régime de production fondé sur des centres diffus de décisions économiques, les entreprises ; enfin, le principe du financement privé d’une production laissée à l’initiative, pour la plus grande part, du secteur privé.