Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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paranoïa (suite)

Beaucoup de paranoïaques sont des tyrans domestiques (souvent de manière secrète), des revendicateurs acharnés toujours certains de leur droit, des faiseurs de procès, des autodidactes mégalomanes inventeurs, théoriciens, prophètes, fanatiques politiques ou religieux, passionnés dangereux ou destructeurs de l’objet de leur passion. Le fait important, le trait d’union de ces éléments du caractère et du comportement paranoïaques est une fausseté du jugement, dont on a toujours dit qu’il avait une origine profonde affective. Rien n’est moins sûr en réalité. L’intelligence du sujet, pour brillante qu’elle soit parfois, est toujours apparue comme distordue, fonctionnant sans autocritique, sans nuances ni discernement. Les qualités intellectuelles sont empreintes de rigidité, de raisonnements trop stricts, a priori, avec des postulats de base sans fondement réel ou bien des interprétations erronées de faits bien observés.

Les psychanalystes ont insisté sur l’importance des mécanismes de projection dans la genèse et l’expression de la personnalité paranoïaque : le sujet projette inconsciemment ses propres sentiments sur autrui. « Ce n’est pas lui qui est agressif, c’est l’autre qui est mauvais ou dangereux. » Le paranoïaque prête volontiers à autrui des intentions qu’il a lui-même sans le savoir : Freud a souligné d’autre part la fréquence des pulsions homosexuelles latentes et refoulées dans l’inconscient du paranoïaque, son narcissisme exalté, son monde intérieur sado-masochiste.

Presque toujours le caractère paranoïaque aboutit à une mauvaise adaptation socio-professionnelle ou familiale. Il est des cas où une certaine réussite sociale s’affirme, voire un génie créateur, mais au prix de souffrances multiples, de mutilations, d’aberrations qui frappent l’entourage immédiat, la société et souvent le sujet lui-même.

Le médecin est souvent sollicité par les proches, les parents, les amis, le conjoint ou les enfants du paranoïaque pour le soigner, détendre une situation explosive, réparer les « dégâts psychologiques », le gâchis, réduire l’agressivité, la revendication irascible, la tyrannie. En réalité, il y a peu de possibilités : le paranoïaque refuse les soins qui touchent « aux nerfs » ou au caractère. Le contact psychothérapique est malaisé, et l’abord même de ces sujets est freiné par la psychorigidité ou la fausseté du jugement. Il faut quelquefois un prétexte ou la chance unique d’une relation affective privilégiée, souvent établie sur des rapports de force ou de loi, pour agir. Néanmoins, quelques paranoïaques ont une confiance exceptionnelle en un médecin, ce qui rend le pronostic meilleur. Il faut distinguer les petits paranoïaques, mal adaptés au milieu ou simples bourreaux domestiques, plus ou moins accessibles aux traitements, des grands paranoïaques insociables, pervers, alcooliques ou délinquants, qu’il est illusoire de vouloir améliorer. Il est curieux de constater que la morale de ces sujets est elle-même touchée : le paranoïaque, si droit, si pur, si formaliste en apparence, s’autorise parfois, avec un sentiment extraordinaire de bonne foi et de justice personnelles, des écarts ou des entorses graves à la morale collective.


Les psychoses paranoïaques

Le terme de paranoïa recouvre une seconde catégorie de troubles mentaux, qui n’est pas sans points communs avec la précédente, mais qui s’en distingue par un point fondamental : l’apparition d’un délire.

• La forme la plus commune de ces psychoses est un délire chronique d’interprétation à thème de persécution, dit « de structure paranoïaque ». Le délire se développe progressivement de manière systématisée, c’est-à-dire claire, logique, cohérente. Il réalise une « histoire » que l’on peut raconter à quelqu’un sous une forme compréhensible, voire convaincante. D’ailleurs, le malade a une conviction absolue qui peut entraîner l’adhésion d’un entourage suggestible ou subjugué. Il n’y a pas ou peu d’hallucinations. Tout repose sur de multiples interprétations de petits faits réels. Rien n’est coïncidence aux yeux du paranoïaque délirant. Les paroles, les gestes les plus insignifiants et banals de la part d’autrui deviennent lourds de signification secrète et de menace voilée. « Tout est organisé », dit-il, en douce, par-derrière pour lui nuire, le calomnier, l’attaquer corporellement (fréquence des thèmes hypocondriaques et d’empoisonnement), détruire ses biens, ses intérêts, sa valeur personnelle, sa famille. Les persécuteurs sont désignés, leurs buts bien éclaircis, leurs manœuvres toutes analysées, détectées dans leurs moindres détails. Les accusations s’appliquent volontiers aux individus appartenant à des collectivités particulières : raciales (Juifs, Arabes, Allemands), politiques (communistes), administratives (la police), secrètes (la franc-maçonnerie).

L’évolution de ce délire qui s’étend progressivement est irréductiblement chronique : les thérapeutiques chimiothérapiques ne font que diminuer l’intensité des préoccupations délirantes, les démarches intempestives, l’agressivité, sans entamer la conviction de base.

• Des variantes de ce délire chronique d’interprétation persécutive sont connues depuis longtemps : ce sont les psychoses chroniques passionnelles.
a) Psychoses de revendication passionnelle. Marquées par des procès injustifiés, mais acharnés, elles ont pour fondement essentiel la conviction erronée d’un préjudice corporel (accident, maladie avec sinistrose vraie, hypocondrie), matériel ou moral. La dangérosité est importante à l’égard des médecins, des magistrats, des avocats pour peu qu’ils déçoivent le paranoïaque dans leurs attitudes.
b) Psychoses passionnelles de jalousie et d’érotomanie délirantes. Le délire de jalousie paranoïaque évolue sur un mode chronique et peut aller jusqu’au meurtre. Il est favorisé par l’alcoolisme chronique.

L’érotomanie est la certitude complètement fausse d’être aimé ; d’où des scandales et des actes agressifs quand l’« objet choisi » fait clairement comprendre qu’il n’en est rien.

Dans ces psychoses passionnelles, les interprétations, les raisonnements peuvent paraître sans failles, à condition d’admettre le postulat de base complètement faux (préjudice, tromperie, certitude d’être aimé) ; on y rattache le délire des inventeurs, certains délires mystiques, philosophiques ou politiques.

Ces délires paranoïaques se développent en règle générale sur une personnalité généralement paranoïaque de longue date, à l’âge adulte et volontiers à l’âge mûr.