Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
O

Ortega y Gasset (José) (suite)

Les articles d’Ortega portent d’abord sur la littérature et son contenu, sur la philosophie et sa signification. Ils sont recueillis dans les huit tomes d’El espectador (1916-1934). Ortega refuse le rationalisme, qui sclérose l’être vivant et dévitalise la culture ; il condamne le positivisme et l’idéalisme. La réalité telle qu’il la saisit est totale ; il y fait leur part à l’intuition de Bergson, au déchaînement dionysiaque de Nietzsche, à la puissance du rêve selon Freud. La philosophie appliquée est son domaine : il demande aux savants et aux sages de l’Europe des clés pour en finir avec le huis clos où se débat l’Espagne depuis des siècles.

En 1921, Ortega publie España invertebrada. Pour lui, l’effondrement politique et social du pays ne peut trouver de remède dans l’éphémère victoire d’un parti sur un autre ou dans la domination sans cesse disputée d’une classe sociale. La décadence de l’Espagne ne date pas du xviie s. C’est un phénomène constant et qui remonte à l’empire des Wisigoths. L’Espagne n’a ni passé ni futur. L’ouvrage semble foncièrement pessimiste. Pourtant, Ortega est convaincu que, dans le branle-bas d’une Europe qui se cherche et crée au travers de ses guerres intestines, l’Espagne sera, tôt ou tard, absorbée dans le grand ensemble. Aussi veut-il préparer sa nation à cette métamorphose. C’est ce qu’il fait dès 1915 dans la revue España, où il joue le rôle de mentor, puis en 1923, lorsqu’il fonde la Revista de Occidente. Dans El tema de nuestro tiempo, publié cette même année, il soutient que toute société se déshumanise quand elle se laisse gérer par des politiciens en ligue avec des masses médiocres et envieuses. L’Occident, où il cherche la lumière, est lui-même atteint d’ankylose.

1923-1930 est le temps de la dictature ; le pouvoir est tombé dans les mains de la caste militaire. Les « intellectuels » espagnols se réfugient dans l’exercice mental gratuit, que la censure n’atteint pas, faute de la comprendre. Le grand quotidien El Sol se hausse à la qualité des meilleurs journaux européens. Ortega y trouve, ainsi que dans La Natión, de Buenos Aires, un vaste public attentif. En 1930, dans cette veine de prosélytisme, il publie deux ouvrages : La rebelión de las masas et Misión de la Universidad. Ne se laisse-t-il pas prendre à son propre jeu ? Aux maux dont souffre la société et particulièrement l’Espagne, le philosophe propose des remèdes philosophiques ; son étude clinique et son diagnostic aboutissent à une thérapeutique pédagogique et morale.

À la veille de la proclamation de la république, sur laquelle il fondait tant d’espoirs, Ortega et les siens lancent un célèbre Manifeste. Le roi parti (1931), les hommes politiques se partagent le pouvoir. Les grands chefs de file de l’élite intellectuelle espagnole, Ortega et Unamuno* entre autres, sont écartés. Ils embrassent les problèmes au lieu de les diviser en une multitude de questions plus facilement solubles. Les putschs éclatent, et les grèves, liées à la crise économique mondiale, précipitent la crise sociale dans une Espagne aux institutions surannées.

Ortega avait nourri son engagement quotidien de méditations proprement spéculatives. Dès 1914, il avait donné un Essai d’esthétique en guise de préface. En 1921, il s’en était pris à l’apathie artistique de la nation. Il dédiait cette même année trois articles à l’Histoire de la philosophie selon Karl Vorländer (1860-1928), aux Œuvres complètes de Freud et à la théorie de la relativité d’Einstein présentée par Max Born. Puis ce furent des essais ou des présentations d’Oswald Spengler, de Leo Frobenius, de Kant, de Platon, de Leibniz, de Hegel. Surtout, Ortega dirigea une grande collection d’ouvrages philosophiques en traduction : « Biblioteca de ideas del siglo XX ». Ce n’est pas son moindre mérite que d’avoir découvert les travaux, plus tard devenus notoires, de philosophes-sociologues comme Max Scheler et Georg Simmel et de philosophes « purs » comme Husserl et Heidegger. Car il en demeura persuadé : « Régénération est inséparable d’européisation. España es el problema... Europa es la solución. » En 1932, il donne, à l’occasion du centenaire de la mort de Goethe, Goethe vu du dedans. En 1933, il aborde un problème de déontologie sous le titre À propos de Galilée. En 1934 paraît le huitième et dernier volume d’El espectador.

Mais, dès 1932, un an après l’instauration de la république, Ortega avait entrepris sa « seconde navigation ». La présentation de ses écrits prend une nouvelle façon, puisque le cadre du journal et bientôt (1936) celui de la revue font défaut ; le livre tourne au dialogue, tandis que son sujet s’éloigne de l’actualité : Études sur l’amour ainsi que l’Histoire comme système et Décadence de l’Empire romain paraissent en 1941. L’année suivante, Ortega donne la forme d’un livre à son essai de 1927, Théorie de l’Andalousie. Cependant, l’Espagne officielle lui fait grise mine, car il ne se laisse pas embrigader. Des ouvrages importants seront publiés après sa mort. Paraissent en 1957 l’Homme et la « gens », en 1958 Goya, l’Idée de principe dans Leibniz et l’évolution de la théorie déductive et Méditation sur le jeune peuple, en 1959 Vélasquez, en 1960 Une interprétation de l’histoire universelle, Origine et épilogue de la philosophie et la Chasse et les taureaux, enfin en 1962 Un passé et un avenir pour l’homme actuel et Commentaire au « Banquet » de Platon.

Faut-il qu’une doctrine philosophique soit seulement spéculative ? Celle d’Ortega se veut d’abord pertinente ; elle « colle » au moment historique, vécu intensément par cet homme entier. De la théorie de la connaissance, Ortega récuse, comme Husserl, l’épistémologie, avec les divers appareils conceptuels et les hypothèses de travail de chacune de nos sciences. La réalité radicale, et qu’il faut décrire, c’est la vie, la vie de l’individu dans sa circonstance, la vie de la communauté dans son histoire, la vie du texte littéraire dans son contexte. Bergson, devenu le grand maître de cette religion de la vie, fondait sa doctrine sur la physiologie. Ortega, qui s’inspire de lui, fonde la sienne sur la biologie, non sur celle de Darwin, qui est soumise à la raison universelle, mais sur la puissance vitale, qui fait que l’homme, éternel inadapté, invente une société et une culture pour échapper à sa déréliction.

Quelle part faire à l’idée dans la fondation du réel ? Ortega refuse l’être à l’objet comme au sujet ; ils n’existent l’un et l’autre que dans leur rapport : perspective chez l’un, point de vue chez l’autre. La relativité doit être tenue pour la loi absolue de l’univers, tant spirituel que physique (Einstein), où se manifeste l’énergie vitale.