Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Orphée (suite)

Ovide et Boèce lèguent au Moyen Âge la figure d’Orphée, qui apparaît chez Marie de France et dans la romance anglaise de Sir Orfeo, où la légende reçoit une fin heureuse. Puis, l’orphisme ressuscite au xve et au xvie s. grâce au génie de Marsile Ficin ; traducteur des hymnes et des Argonautiques d’Orphée, Ficin combine la philosophie de Platon et de Plotin avec la « théologie » d’Orphée, considérée comme une partie de cette theologia prisca dérivée d’une révélation primitive qui annonce et prépare le christianisme. À cet orphisme religieux se rattache la conception du poète inspiré, en proie à la « fureur divine », qui lui donne accès à la vision de l’harmonie cosmique : tel sera l’idéal poétique de la Pléiade, surtout avec Ronsard et Pontus de Tyard, qui se plaisent à mettre en valeur les harmonies multiples unissant l’humanité, le cosmos et Dieu. Cet accord de l’homme et de l’univers inspire en particulier l’œuvre de Guy Le Fèvre de La Boderie, surchargée d’allégories et de symboles, et tout entière placée sous le patronage d’Orphée. La légende d’Eurydice trouve refuge au théâtre avec l’Orfeo d’Ange Politien en 1480, puis avec la comédie de F. Lope de Vega El marido más firme et enfin avec El divino Orfeo, auto de P. Calderón de la Barca. Mais c’est à l’opéra qu’elle devra, pour deux siècles, ses plus belles expressions, avec, en 1600, le « drame musical » d’Ottavio Rinuccini Euridice, un peu après avec L’Orfeo (1607) de C. Monteverdi, inspiré de la pièce de Politien, et surtout avec, en 1774, l’opéra de C. W. Gluck et P. L. Moline, qui impose de nouveau l’image pathétique et virgilienne d’Orphée chantant « J’ai perdu mon Eurydice ».

L’orphisme connaît une nouvelle fortune à la faveur des courants illuministes qui parcourent le xviiie s. ; ainsi, en 1799, Quintus Aucler, un de ces illuminés chers à Gérard de Nerval, expose une religion nouvelle, issue de l’orphisme, dans un ouvrage intitulé la Thréicie, en souvenir du Threicius vates (le « poète de Thrace »), qui désigne Orphée chez Virgile. Louis de Saint-Martin, Antoine Fabre d’Olivet et, en Allemagne, F. W. J. Schelling font entrer l’orphisme dans leurs systèmes théosophiques ou leur philosophie de la mythologie. À l’aube du romantisme, le nom d’Orphée se voit associé à la théorie du poète mage, révélant le secret du monde et dévoilant les harmonies qui découlent de l’« universelle analogie ». La doctrine de l’inspiration comme folie divine et de la poésie comme science du cosmos est présente chez André Chénier, cependant qu’Orphée inspire semblablement les poètes allemands Friedrich Gottlieb, Klopstock et surtout Novalis ; Goethe, non plus, ne reste pas insensible au mystère orphique. En France, la grande œuvre orphique, dont l’influence, en son temps, fut étendue, est l’Orphée de Pierre Simon Ballanche, ouvrage monumental publié en 1828 ; la légende d’Eurydice y tient une place très restreinte ; Ballanche reconstitue à sa façon la vie d’un Orphée civilisateur, initié en Égypte à la sagesse primitive qui prépare le christianisme. Toute la poésie romantique va baigner dans un orphisme diffus, et le poète de Thrace y apparaît moins comme l’amant d’Eurydice que comme l’inspiré et l’initié. C’est la « lyre » d’Orphée qui passe au premier plan, symbole de la poésie des harmonies ; ainsi, en 1842, dans le poème de Théodore de Banville la Voie lactée, puis, en 1847, dans le poème fouriériste de Leconte de Lisle Orphée et Chiron, où le vates de Thrace est présenté comme un « révélateur religieux ».

C’est aussi à la fois le poète et le civilisateur qu’exaltent les deux « Orphée » de Delacroix, celui du palais du Luxembourg et celui du palais Bourbon. Dans un épisode du poème Dieu, Hugo charge Orphée de libérer Prométhée, en charmant par son chant le vautour qui dévore celui-ci, et la figure du Satyre, dans la Légende des siècles, opère la synthèse de Prométhée, le révolté, l’émancipateur, et d’Orphée, le poète à la lyre cosmique. Mais c’est Gérard de Nerval qui est alors le plus orphique de nos poètes ; on peut lire Aurélia (1855) comme un mythe orphique, si l’on admet que la descente aux Enfers se déroule dans l’âme même de l’inspiré — ou du fou. Par là, Nerval préparait — dans sa vie et son écriture — une nouvelle époque de la palingénésie du mythe d’Orphée.

Le caprice de la chronologie nous oblige à citer ici l’Orphée aux Enfers de H. Crémieux et J. Offenbach, qui réjouit les Parisiens de l’année 1858. Mais, à partir du symbolisme, le personnage d’Orphée va porter des significations plus graves. Dans son ouvrage sur les Grands Initiés (1889), Édouard Schuré le place aux côtés des fondateurs de religion, Kriṣṇa, Moïse, Jésus : l’orphisme, selon lui, réunit dans le même être cosmique Zeus et Dionysos. Le livre connaîtra un ample succès et assurera la prééminence d’Orphée dans les mouvements idéalistes issus du symbolisme, tels que l’« idéoréalisme » de Saint-Pol Roux le Magnifique ; en 1922, dans un recueil de poèmes intitulé Orphée, Fernand Divoire montrera dans le citharède l’interprète du « grand chant du monde ». G. Apollinaire baptise du nom d’orphisme le mouvement pictural qui prolonge et dépasse le cubisme, et le Poète assassiné (1916) reprend, en filigrane, le mythe d’Orphée mis à mort par les femmes.

Au xxe s., le mythe s’intériorise ; la descente aux Enfers s’accomplit à l’intérieur de la psyché, cependant qu’Orphée et Eurydice représentent chacun une partie de l’âme androgyne. La poésie orphique exaltait traditionnellement l’harmonie qui réunit l’homme au macrocosme ; au xxe s., l’orphisme suppose l’expérience de la mort intérieure — accueil et vertige du vide, du « blanc » — pour, au prix du déchirement intime, assurer la réconciliation du moi divisé.

L’histoire d’Orphée et d’Eurydice inspire à Victor Segalen, en 1921, une pièce écrite à l’intention de Debussy, Orphée-Roi. Segalen y glorifie la musique et y traduit sa crainte de la femme : Eurydice elle-même, qui est trop du côté du « réel », est la faiblesse d’Orphée, qui, devant la ménade, s’écrie : « Ah ! périsse la femme ! » La puissance poétique exige le sacrifice de la puissance érotique. Plus complexe est la pièce de Jean Cocteau publiée en 1927. Cet Orphée modernisé et volontiers bizarre exprime la rupture du poète avec les sortilèges du surréalisme et sa conversion au catholicisme ; surtout, il érige le mythe du poète, être androgyne qui réconcilie l’homme ou l’esprit, sans cesse emporté vers l’invisible, et l’instinct ou la femme éprise du réel, prosaïque Eurydice qu’il ne faut pas abandonner : la poésie, c’est le merveilleux dans le quotidien, et telle est la leçon que donne à Orphée Heurtebise, l’ange vitrier. Le mythe est repris en 1949 dans le film Orphée, où l’accent est mis davantage sur la Mort et les amours d’Orphée avec la Mort : la Mort d’Orphée se sacrifie pour que vive le poète, qui ne doit jamais cesser d’aller chez les morts et d’en revenir, de passer de l’un à l’autre univers. En 1959, le texte liminaire du dernier film de Cocteau, le Testament d’Orphée, rappelle cette leçon du mythe : « Le sort des poètes est de vivre à n’importe quel âge, un pied dans la mort, l’autre pied dans la vie. » L’Orphée de Jean Anouilh refusera de vivre ; il est vrai que ce pauvre musicien ambulant ne représente pas le poète et que cette pièce de 1942 a pour héroïne celle qui lui a donné son nom, Eurydice. Dans un décor sordide, Orphée ne réussit pas à sauver son amour pour Eurydice, petite comédienne aux aventures minables, marquée par la vie. Ni elle ni lui ne sont faits pour cette vie, ses compromissions et son usure : ils n’ont d’issue que dans la mort.